L'Allemagne: Un conte d'hiver

Caput VI

Text by Heinrich Heine (1797-1856)
traduit en français par Joseph Massaad

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Avant-propos| Adieu | I | II | III | IV | V | VI | VII | VIII | IX | X | XI | XII | XIII | XIV | XV
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Paganini fut de tous temps
Accompagné d'un spiritus familiaris,
Parfois sous la forme d'un chien,
Parfois sous celle du feu Georges Harris.

Avant chaque événement important,
C'était un homme rouge que voyait Napoléon.
Socrate, lui aussi, avait son démon,
Qui n'était pas une hallucination.

Moi-même, assis à mon bureau de travail
La nuit, j'apercevais parfois,
Un hôte déguisé et sinistre,
Qui se tenait debout, derrière moi.

Sous son manteau, il tenait une chose
Cachée, qui brillait d'une façon bizarre;
Quand elle apparut à la lumière,
C'est une hache de bourreau, que je crus voir.

De forme, il était trapu,
Comme deux étoiles, ses yeux.
Il ne m'empêchait jamais d'écrire,
Il restait lointain, calme, silencieux.

Cela faisait des années que je n'avais vu
Ce compagnon étrange et taciturne,
Et puis soudain, je le revis ici,
À Cologne, dans le calme d’un clair de lune.

Je déambulai pensif, le long des rues,
Et c'est derrière moi que je le vis,
Comme si c'était mon ombre:
Si je m'arrêtais, il s'arrêtait aussi.

Il s'arrêtait comme s'il attendait quelque chose,
Et si je continuais, d'un pas égal,
Alors, de nouveau, il me suivait.
C'est ainsi que nous arrivâmes à la cathédrale.

Cela devint insupportable, je me retournai
Et lui dit: « Il faut maintenant que tu avoues :
Pourquoi, dans la solitude de la nuit,
Sans relâche, me suis-tu partout?

Je te rencontre toujours à l'heure
Où dans ma poitrine bat de plus belle
Le cœur de l'univers, où des éclairs
Spirituels jaillissent dans ma cervelle.

Tu me regardes si fixement!
Parle! Que caches-tu là,
Sous ton manteau, qui brille étrangement?
Qui es-tu et que veux-tu de moi?»

Alors il répondit d'un ton un peu cassant,
Et même un peu flegmatique:
« Je te prie, ne m'exorcise pas,
Et surtout ne deviens pas emphatique!

Je ne suis point un fantôme, sorti du tombeau,
Ni un spectre, revenu du passé;
Je ne suis pas un grand dialecticien,
Et, pour la rhétorique, je n'ai pas d'amitié.

Je suis d'une nature pratique,
Toujours silencieux, toujours calme.
Mais sache: Ce que ton esprit médite,
C'est toujours moi qui l'entame.

Les années peuvent bien passer,
Je ne me repose pas avant d'avoir accompli,
En vérité, la réalisation de ta pensée;
Toi, tu penses, et moi, j'agis!

Tu es le juge, et moi, je suis le bourreau,
Et c'est avec l'obéissance d'un valet
Que j'exécute le jugement que tu as rendu,
Même s'il n'est pas justifié.

Devant le consul on portait une hache,
A Rome, autrefois.
Tu as, toi aussi ton licteur,
Mais la hache, il la porte derrière toi.

Je suis ton licteur, et je te suis
Sans cesse, avec la hache aiguisée;
Je te suis et je suis
L'acte de ta pensée.

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