Text by Heinrich Heine (1797-1856)
traduit en français par Joseph Massaad
Avant-propos|
Adieu | I |
II | III | IV |
V | VI |
VII | VIII | IX
| X | XI |
XII | XIII | XIV
| XV
XVI | XVII |
XVIII | XIX | XX
| XXI | XXII |
XXIII | XXIV | XXV
| XXVI | XXVII
J'ai composé le poème qui va suivre, à Paris, durant le mois de
Janvier de cette année, et l'air plein de liberté du lieu a soufflé
dans plusieurs strophes d'une façon bien plus tranchante que souhaité.
Je ne me suis pas abstenu de le modérer aussitôt et d'en éliminer ce
qui semblait être insupportable à la sensibilité allemande du moment.
Néanmoins, alors que j'envoyai le manuscrit, durant le mois de Mars, à
mon éditeur de Hambourg, plusieurs doutes demeuraient toujours
omniprésents. Je dus me soumettre, une fois de plus, à la tache fatale
du remaniement, et il est fort probable que certains tons furent
atténués plus que nécessaire, car autrement, leur résonance aurait
paru trop humoristique et hilaire. Durant un soudain revers d'humeur, j'ai
du arracher la feuille de figue à quelques idées osées, et, ce faisant,
j'ai dû offenser quelques oreilles hypersensibles. Je le regrette, mais
je me console, conscient que de grands auteurs ont été, eux aussi,
coupables de pareils péchés. Je ne vais point mentionner Aristophane
dans le but d'un tel euphémisme; il était avant tout un païen aveugle
et son public à Athènes, quoique ayant une éducation classique, était
dépourvu de mœurs. Je pourrais bien mieux avoir recours à Cervantes et
à Molière; le premier a écrit à l 'adresse de la haute noblesse des
deux Castilles, le dernier à celle de la grande cour de Versailles! Ah,
j'oublie que nous vivons une période très bourgeoise, et je vois déjà
d'avance plusieurs filles, d'un haut niveau d'éducation, que ce soit à
Berlin ou à Hambourg, faire la moue, avec leurs petits nez plus ou moins
recourbés, à propos de mon malheureux poème! Mais ce que je prévois
avec une encore plus grande désolation, ce sont les vociférations de ces
pharisiens de la nationalité, qui marchent à présent, la main dans la
main, avec les antipathiques des gouvernements, et qui jouissent de la
plus grande considération et du plus grand amour de la censure. Ils sont
capables de manipuler la presse du jour, avec les tons qu'il faut, là où
il le faut, afin de combattre ces opposants qui sont aussi les opposants
de leurs plus hauts dirigeants. Dans nos cœurs, nous sommes armés contre le déplaisir de ces héroïques laquais en livrée de couleur rouge-or noire. Je les entend déjà grommeler: « Tu calomnies même nos couleurs, traître de la patrie, ami des Français, à qui tu voudrais céder le Rhin libre! » Rassurez-vous. Je vais respecter et honorer vos couleurs, quand elles auront gagné ce droit, quand elles auront cessé d'être un jeu d'oisiveté et de servilité. Si l'étendard tricolore était planté bien haut sur la pensée allemande, et s'il devenait l'étendard de l'humanité libre, je lui offrirais, du fond du cœur, le meilleur de mon sang. Rassurez-vous, j'aime la patrie tout autant que vous. C'est à cause de cet amour que j'ai vécu treize années en exil, et c'est à cause ce même amour que je retournerai de nouveau en exil, peut-être même sans retour, en tous cas sans pleurnicher ou sans faire de grimaces du type souffre-douleur. Je suis l'ami des Français, tout autant que je suis l'ami de toute l'humanité, quand elle est bonne et raisonnable. Je ne suis moi-même pas assez idiot ou mauvais pour souhaiter que mon peuple Allemand et les Français, les deux peuples choisis de l'humanité, s'égorgent pour le bien de l'Angleterre et de la Russie et pour le malin plaisir de toute la noblesse et de toute la prêtraille de cette terre. Calmez-vous, je ne vais jamais céder le Rhin à la France, déjà pour une simple raison : car le Rhin m'appartient. Oui, il m'appartient grâce à ce droit immuable de naissance, je suis du libre Rhin, un fils encore plus libre, mon berceau se tenait sur ses rives, et je ne vois nullement pas pourquoi le Rhin devrait appartenir à qui que ce soit, sauf à ses propres fils. Quant à l'Alsace et à la Lorraine, je ne peut si librement les incorporer à l'empire Allemand, vu que les habitants de ces terres tiennent fermement à la France, à cause des droits qu'ils ont acquis à travers la révolution française, à cause de ses lois d'égalité et de ses libres institutions qui sont si agréables à l'état d'âme des citoyens, mais qui laissent beaucoup à désirer quand il s'agit de l'estomac de la masse. En attendant, les Alsaciens et les Lorrains s'uniront de nouveau à l'Allemagne quand nous aurons achevé ce que les Français ont commencé, quand nous aurons dépassé ces derniers en action, comme nous le fîmes déjà en pensée, quand nous nous serons élevés pour en satisfaire jusqu'au bout les conséquences, quand nous aurons anéanti la servitude dans son dernier refuge, dans le ciel, quand nous aurons sauvé de son humiliation le Dieu qui vit sur terre dans les hommes, quand nous deviendrons les rédempteurs de Dieu, quand nous aurons rendu la dignité au pauvre peuple déshérité, au génie bafoué et à la beauté souillée, comme notre grand Maître l'a clamé et l'a chanté,et comme nous le voulons nous-mêmes, les jeunes. Oui, non seulement l'Alsace et la Lorraine, mais toute la France nous reviendra, toute l'Europe, la terre entière. La terre entière deviendra Allemande! Quand je me promène sous les chênes, je rêve souvent de cette mission et de la maîtrise universelle de l'Allemagne. Tel est mon patriotisme. Je reviendrai sur ce thème dans un prochain livre, et ce avec une
détermination finale, avec moins d'égards et, en tous cas, avec
loyauté. Je vais pouvoir tenir bien compte de la contradiction la plus
déterminante quand elle émane d'une conviction. Je vais même patiemment
excuser les hostilités les plus crues; je vais même tenir compte des
bêtises si leurs intentions étaient honnêtes. Hambourg, le 17 Septembre 1844 |
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