L'Allemagne: Un conte d'hiver

Caput XXVI

Text by Heinrich Heine (1797-1856)
traduit en français par Joseph Massaad

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Les joues de la déesse étaient rouges, enflammées
( Je pense que le rhum lui soit monté
Jusqu'à la couronne ), et elle me parla
Avec un ton nostalgique dans la voix:

«  Je me fais vieille, je suis née le jour
Où l'on a fondé la ville de Hambourg,
Ici-même, à l'embouchure de l'Elbe, pas loin,
Ma mère était la reine des aiglefins.

Mon père était un grand roi,
Appelé Charlemagne, autrefois.
Il était même plus puissant, plus malin
Que Frédérique le Grand, le Prussien.

Le siège sur lequel il fut couronné
C'est à Aix-la-Chapelle qu'on peut le trouver;
Le siège sur lequel il se reposait la nuit,
C'est ma bonne mère qui l'ait hérité.

C'est un meuble à l'aspect terne,
Que j ai hérité de ma mère.
Mais même si Rothschild m'offrait sa fortune
Je ne pourrais jamais m'en défaire.

Vois-tu là-bas, dans le coin
Ce vieux fauteuil? Le cuir du dossier
Est en lambeaux. Les coussins?
Ce sont les mites qui les ont rongés.

Cependant, vas dans le coin
Et soulève du siège, son coussin
Tu y verras un trou rond,
Avec, en dessous, un chaudron.

Il s'agit d'un chaudron magique, en fait,
Où fermentent des forces surnaturelles.
Et si dans le trou tu y enfonce ta tête,
C'est bien l'avenir qu'il te révèle.

Tu y voit l'avenir de l'Allemagne,
Ondulant comme des fantasmes,
Mais ne frémis pas si, à partir du chaos,
Tu vois se lever les miasmes! »

Elle le dit et rit étrangement,
Mais je ne me laissai pas terrifier.
Curieux, hâtivement, je procédai
À enfoncer ma tête dans le trou terrifiant.

Ce que je vis, je ne vais point le révéler,
À cause de sermon que j'ai prêté.
Tout ce qu'il m'est permis de dire,
Oh Dieu! est ce que j'ai pu sentir!

Il m'arrive parfois de penser, répugné,
À cette puanteur, dont le prélude maudit
Et odieux apparaît
Comme un mélange de cuir et de charbon vieilli.

Oh Dieu! comme les vapeurs étaient effrayantes,
Celles qui se sont, par la suite, dégagées.
C'est comme si on nettoyait le fumier
De trente six fossés.

Je sais bien ce que Saint Just a dit,
Rédempteur du salut public:
Ce n'est pas avec de l'essence de rose et du musc
Qu'on guérit les grandes maladies.

Mais cette odeur de l'avenir de l'Allemagne
Dépasse tout ce que mon nez
Ait jamais pu renifler,
Je ne pourrait plus longtemps le supporter.

Je perdis les esprits, et comme j'ouvrai
Les yeux, la déesse était toujours ma voisine;
Assis, j'avais la tête reposée
Sur sa généreuse poitrine.

Son regard brillait, sa bouche flambait,
Dans son nez, les narines tressaillaient.
Bacchante, elle embrassa le poète et chanta
Avec une extase sauvage et macabre à la fois:

« Il y a un roi à Thule qui a
Un gobelet, ce qu’ il y a de mieux,
Et chaque fois qu’il boit de ce gobelet
Il a des larmes dans les yeux.

Il est ensuite assailli par des pensées
Qu’on pourrait à peine réprimander ;
Il est bien capable de décréter,
Mon enfant, de te sequestrer.

Ne pars pas vers le Nord,
Méfies-toi de Thule et de son roi,
Méfies-toi des gendarmes et de la police.
De toute l’école historique, méfies-toi !

Reste avec moi à Hambourg, je t'aime,
Nous voulons boire et manger
Le vin et les huîtres du présent,
Et oublier cet avenir plein d'obscurité.

Mets le couvercle là-dessus, autrement
La mauvaise odeur va troubler notre joie.
Je t'aime autant qu'une femme
Ait jamais aimé un poète Allemand.

Je t'embrasse, je sens combien
Je suis exaltée par ton génie;
Une merveilleuse ivresse
S'est emparée de mes esprits.

C'est comme si j'entend dans la rue
Chanter les veilleurs de nuit.
Ce sont des hymnes, de la musique nuptiale,
Doux compagnon des joies de ma vie!

À présent les domestiques arrivent sur leurs chevaux
Avec des flambeaux qui brillent.
Ils dansent avec décence la danse des flambeaux,
Ils sautent, ils sautillent, ils vacillent.

Le haut et très sage sénat arrive,
Les vieux citoyens, à leur tour;
Le bourgmestre se racle la gorge,
Il veut faire un discours.

Le corps des diplomates se présente
Dans des uniformes étincelants;
Ils félicitent, un peu restreints,
Au nom des états avoisinants.

La délégation spirituelle arrive,
Des rabbins et des pasteurs.
Mais malheur! Hoffmann arrive aussi,
Avec ses ciseaux de censeur!

Les ciseaux cliquettent entre ses mains,
Le compagnon te relance avec effroi,
Il te cisaille dans la chair,
Dans le meilleur endroit. »

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