L'Allemagne: Un conte d'hiver

Caput XXIII

Text by Heinrich Heine (1797-1856)
traduit en français par Joseph Massaad

deutsch - english

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En tant que république Hambourg ne fut jamais
Aussi grande que Venise ou que Florence,
Mais Hambourg a de meilleures huîtres,
Les meilleures se mangent au local von Lorenz.

Quand je m'y rendis avec Campe,
C'était une bien belle soirée.
Avec des huîtres, du vin rhénan,
Nous voulûmes y ripailler.

J'y retrouvai aussi une bonne compagnie,
Et c'est avec plaisir que je revis
Maints vieux compagnons, par exemple Chaufepié
Et maints nouveaux compagnons aussi.

Il y avait Wille, dont le visage
Est un album sur lequel, avec des coups
Les ennemis de l'académie
Y inscrivirent, visiblement beaucoup.

Il y avait Fucks, un aveugle païen
Et un ennemi personnel de Jéhovah;
Il ne croit qu'en Hegel et un peu
À la Vénus de Canova.

Mon Campe était Amphitryon
Et souriait, on ne peut plus heureux;
Comme une madone radieuse,
La félicité rayonnait de ses yeux.

Je mangeai et je bus avec appétit,
Et pensai, au fond du cœur:
«  Campe est vraiment un grand homme,
Il est la fleur de tous les éditeurs.

Un autre éditeur que lui m'aurait
Peut-être laissé crever de faim.
Celui-ci me donne même à boire,
Je ne vais jamais lâcher le grappin.

Pour avoir créé le jus de raisins,
Je remercie, là-haut, le Créateur,
Et aussi pour m'avoir donné
Julius Campe comme éditeur!

Je remercie le Créateur dans le ciel
Pour ses grandes actions, comme celles
D'avoir créé les huîtres dans la mer
Et le vin du Rhin, ici-bas sur terre!

Et qui, pour ramollir les huîtres,
Fit pousser les citrons.
Ô Père, laisse-moi cette nuit seulement
Bien digérer le contenu de mon bedon! »

Il me ramollit toujours, ce vin du Rhin
Et dissipe du fond de mon sein
Une quelconque contrainte; il y allume
Un certain besoin d'amour humain.

Il me pousse hors de ma chambre
À déambuler dans les rues sombres.
L'âme cherche une âme et épie
Un habit blanc, un habit tendre.

Durant de pareils moments je pleure presque,
En proie au désir, à la nostalgie;
Toutes les femmes me paraissent en Hélène
Tous les chats me paraissent gris.

Et alors que j'arrivai à la voie tournante,
Je vis une femme qui me parut sublime
Dans le clair de lune, une courtisane
Merveilleuse, à haute poitrine.

Son visage était rond et foncièrement sain,
Ses yeux comme des turquoises bleues,
Des joues de roses, une bouche de cerises,
Et aussi son nez était rouge, un peu.

Sa tête était couverte d'un bonnet
Blanc, fait de toile amidonné,
Plié comme une muraille en couronnes
Faites de petites tours et d'étains dentés.

Elle portait une tunique blanche,
Qui arrivait jusqu'à mi-jambe, à peine;
Et quelles jambes! Leur bâti
Ressemblait à des colonnes doriennes

On peut lire la nature temporelle
De chacun, par ses traits.
Mais c'est un arrière-train surhumain
Qui dévoile une supérieure personnalité.

Elle s'avança vers moi et me dit:
« Bienvenu sur l'Elbe, bienvenu,
Après treize années d'absence, je vois
Que tu es le même que j'avais connu!

Peut-être cherches-tu les belles âmes
Que tu avais rencontrées si souvent,
Et avec lesquelles tu t'étais réjoui
Dans ce beau lieu, toute la nuit durant.

La vie les a englouties, le monstre,
L'hydre qui a cent têtes à la fois.
Tu ne retrouveras plus les temps anciens,
Ni les compagnes d'autrefois!

Tu ne retrouveras plus les gracieuses fleurs
Que le jeune cœur avait adorées.
Elle fleurirent ici, maintenant elles sont fanées
Et la tempête les a effeuillées.

Fanées, effeuillées, même piétinées
Par les rudes pieds de leur destinée.
Mon ami, ceci est sur terre le sort tragique
De tout ce qui est douceur et beauté! »

«  Qui es-tu? » demandai-je «  tu me regardes
Comme un rêve des temps anciens.
Où habites-tu, grande dame
Et puis-je t'accompagner sur ton chemin? »

C'est alors que la femme sourit et dit:
«  Tu te trompes, je suis un être
Raffiné, convenable et moral,
Et non ce que je pourrais paraître.

Je ne suis pas une petite pisseuse,
Une Lorette romaine, tout court;
Sache-le donc: je suis Hammonia
La déesse protectrice de Hambourg!

Tu tressailles et tu es même saisi d'effroi,
Toi, le poète si courageux, autrement!
Veux-tu à présent toujours m'accompagner?
Allons! Il ne faut pas hésiter longuement. »

Alors, je ris bruyamment et dis:
«  Il n'y qu'une chose à faire,
Avance, je te suis de ce pas,
Même si cela mène en enfer! »

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