L'Allemagne: Un conte d'hiver

Caput XVIII

Text by Heinrich Heine (1797-1856)
traduit en français par Joseph Massaad

deutsch - english

Avant-propos| Adieu | I | II | III | IV | V | VI | VII | VIII | IX| X | XI | XII | XIII | XIV | XV
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Minden est une place forte,
Bien armée, bien fortifiée!
Mais, les places fortes prussiennes,
Je n'aime guère y toucher.

Nous y arrivâmes dans la soirée;
Le pont-levis gémit horriblement,
Quand nous le traversâmes.
Les fossés sombres étaient béants.

Les hauts bastions me regardèrent
Si menaçants, si contrariés;
Le grand portail s'ouvrit avec fracas,
Et, avec fracas, fut refermé.

Ah! Mon âme était aussi troublée
Que l'âme d'Ulysse, l’avait été
Quand il apprit que Polyphème
Obstrua la caverne avec un rocher.

Un caporal s'approcha de la voiture,
S'enquérit de nos noms; je répondis avec tact:
«  Je m'appelle Personne, je suis ophtalmologue,
Et j'opère les géants de la cataracte. »

À l'auberge, mon état d'âme était encore pire,
Je n'arrivai point à goûter la nourriture.
J'essayai tout de suite de dormir, en vain,
Elles étaient très lourdes, les couvertures.

C'était un large lit de plumes,
Avec des damas rouges, comme voiles.
Son ciel était d'un or défraîchi,
Sa houppe était bien sale.

Maudite houppe! qui toute la nuit
Me déroba mon doux repos!
Elle était suspendue, une épée de Damoclès,
Menaçante, au dessus de ma tête, là-haut!

Elle parut parfois comme une tête de serpent,
Et je l'entendis secrètement siffler:
«  Tu es dans la forteresse, et tu y restera,
Jamais plus tu ne pourra t'esquiver. »

Je soupirai: «  Ah! si j'étais à Paris
Auprès de mon épouse si chère,
Ah! si j'étais chez moi, à la maison,
Au Faubourg de la Poissonnière! »

Je sentais comment parfois
Quelque chose me frottait le front,
Pareille à la main froide d'un censeur,
Et, du coup, mes esprits s'en vont.

Des gendarmes, enveloppés de linceuls,
Un imbroglio blanc, un spectral phénomène,
Entoura mon lit; j'entendis aussi
Un macabre cliquetis de chaînes.

Ah! les fantômes me traînèrent,
Et je me suis finalement retrouvé
Très solidement attaché
À une paroi rocheuse escarpée.

Ah! la sale, la méchante houppe du ciel de lit!
Je la retrouvai, comme de coutume,
Mais, cette fois, elle ressemblait à un vautour,
Avec des griffes et de si noires plumes.

Elle ressemblait maintenant à l'aigle prussien
Et il tint mon corps, bien enlacé;
Il dévora mon foi, hors de mon sein,
J'ai gémi et je me suis lamenté.

Je me lamentai longtemps, le coq chanta,
Et le rêve fiévreux s'évanouit,
L'aigle redevint une houppe,
Et je restai à Minden, en sueur dans le lit.

Je repris mon voyage en poste spéciale,
Et ne pus respirer librement
Qu'une fois sur le sol de Bückebourg,
Dans la nature libre, évidemment.

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