À Lazare

Text by Heinrich Heine (1797-1856)

Traduit en français par Joseph Massaad

deutsch


I

Laisse les saintes paraboles,
Laisse les pieuses hypothèses.
Résous-nous les questions maudites
Sans détours ni paraphrases.

Pourquoi l'honnête homme doit-il se traîner,
Misérable sous le poids de sa croix, ensanglanté,
Tandis que le mauvais, comme un conquérant
Galope heureux sur son haut coursier?

À qui la faute? La toute puissance
De notre Seigneur aurait-elle diminué?
Ô! Ce serait vraiment infâme
S'il causait lui-même tous ces excès.

Alors nous continuons à poser des questions
Jusqu'au jour où, avec une poignée de terre
On nous bouchera finalement la gueule.
Mais est-ce une réponse à faire?

II

Cette femme noire attire ma tête
Contre son cœur avec tendresse;
Ah! Mes cheveux deviennent gris,
Là où ses larmes se versent.

Elle me paralysa et me rendit malade par ses baisers,
Ses baisers m'aveuglèrent les yeux;
Sa bouche a bu la moelle de mes vertèbres
Avec un sucessement furieux.

Mon corps n'est plus qu'un cadavre,
Où mon esprit est emprisonné.
Il devient parfois d'humeur morose,
Et s'ébat avec une fureur enragée.

Impuissants blasphèmes! Ton pire juron
Ne tuerait même pas un moucheron.
Accepte le décret de la Providence, et essaie
De pleurer et de prier doucement.

III

Le temps rampe avec une telle lenteur,
Comme une affreuse limace!
Moi, par contre totalement immobile,
Je demeure cloué sur place.

Il ne pénètre dans ma sombre cellule
Aucune lueur d'espoir, aucune lumière;
Je sais  qu'en échange de cette pièce fatale
Je n'aurai qu'un caveau au cimetière.

Peut-être suis-je déjà mort depuis longtemps;
Ce seraient des formes fantomales de fantaisie
Qui maintiendraient dans ma cervelle
Cette manifestation multicolore, la nuit.

Ce pourraient bien être des fantômes
Canailles d'anciens dieux païens;
Ils choisissent volontiers comme arène
Le crâne d'un poète défunt.

Le poète essaie parfois de prendre note,
Le matin avec sa main de cadavre,
De ces fous débats nocturnes des esprits,
De ces orgies à la fois douces et macabres.

IV

Je vis jadis plusieurs fleurs fleurir
Sur mon chemin. Sans me donner du mal
À me baisser pour les cueillir,
Je continuais ma route sur mon fier cheval.

À présent que je me meurs misérable,
À présent où déjà ma tombe se creuse,
Il arrive que la parfum de la fleur dédaignée
Hante souvent mes esprits, cruelle et moqueuse.

Il s'agit surtout d'une violette d'un jaune de feu
Qui s'enflamme constamment dans mon esprit.
Comme je regrette ne n'avoir pas jadis
Goûté à la folle saveur de cette fille.

Ma consolation est ceci: La puissance
De l'eau de Lethe n'a pas faibli,
Réconforter le stupide cœur humain
Avec l'oubli de la douce nuit.

V

Je les ai vu rire, je les ai vu sourire,
Je les ai vu complètement s'affaisser;
J'ai entendu leurs pleurs et leurs râles,
Et j'ai tout observé sans bouger.

J'ai accompagné endeuilli leurs cercueils,
Je les ai suivi jusqu'à leurs demeures finales;
Je ne vous cache pas que par la suite,
À midi,  je mangeais comme un cheval.

Et pourtant, soudain, je pense avec tristesse
À cette bande, depuis longtemps décédée ;
Un amour s’enflamme soudain en moi,
Et tempête dans mon cœur emmerveillé !

Ce sont surtout les larmes de Julie,
Qui coulent dans ma mémoire.
La mélancolie se transforme en un violent désir,
Et je l'appelle vers moi, matin et soir.

La fleur morte vient souvent vers moi
Dans des rêves fiévreux;  il me semble alors
Qu’elle veuille faire une offrande posthume :
Pour mon fol amour, son accord.

Enlace-moi, ô doux fantôme,
Fort, plus fort et avec ardeur,
Presse ta bouche contre la mienne
Et adoucis l'amertume de la dernière heure!

VI

Tu étais une jeune fille blonde, si gracieuse
Si mignone et si froide. En vain, j’attendais
L’heure où ton cœur s’ouvrirait
Pour répandre une fougue passionnée :

De l’exaltation pour ces choses sublimes,
Pour qui la raison et la prose n’ont point d’estime,
Mais pour qui les nobles, les beaux et les dignes
De cette terre s’emballent, souffrent et saignent.

Nous allâmes nous promener un jour d’été,
Là où se dressent les vignes, au bord du Rhin.
Le soleil riait ; les charmants calices
Des fleurs répandaient leur parfum.

Les œillets de poupre et les roses nous envoyèrent
Des baisers rouges, comme des flammes ardentes.
Dans les plus misérables des paquerettes semblait naître
Une vie idéale, en plein essor, florissante.

Toi, par contre, avançait calme à mes côtés,
En habit de satin blanc, chaste et disciplinée,
Comme un portrait de vierge, peint par Netscher ;
Un petit cœur en corset, comme un petit glacier.

VII

Tu es totalement acquittée
Par le droit et la raison;
La sentence dit: Pas de délit,
Ni en paroles, ni en action.

Oui, tu te tenais muette et passive,
Alors que  me dévoraient de folles flammes;
Tu n'as rien tenté, ni prononcé,
Et pourtant, mon cœur te condamne.

Dans mes rêves, chaque nuit
Une voix dressée par la malveillance
Se plaint de toi et affirme
Que tu fus la cause de ma déchéance.

Elle apporte des preuves et des témoins,
Elle présente des documents de toutes espèces;
Et pourtant, le matin déjà,
Le rêve et la plaintive disparaissent.

Elle s'est sauvée au fond de mon cœur
Avec tous ses documents.
Il ne reste qu'une chose dans mon souvenir,
Et c'est : on m’a anéanti totalement.

VIII

Ta lettre fut pour moi comme un éclair,
Qui illumine soudain l’abime de la nuit.
Elle démontra, d’une évidente manière,
L’étendue de mon malheur, mon atroce tragédie.

Tu es toi-même saisie de compassion !
Toi qui, dans le désert de ma vie,
Est restée aussi silencieuse qu’un portrait,
Qui a la froideur du marbre, et aussi sa beauté.

Oh Dieu, ce que je peux être malheureux !
Car même elle se met à parler,
Des larmes jaillissent de ses yeux,
Même la pierre me témoigne de la pitié !

Ce que j’ai vu m’a ébranlé !
Toi aussi, ô Seigneur, montre-toi capable
De pitié, fais-moi don de sérénité,
Et mets fin à cette tragédie effroyable.

IX

Le personnage du vrai Sphinx
Ne s'écarte pas de celui de la femme;
Le radotage est l'unique additif
Au corps de lion avec ses griffes.

L'énigme de ce Sphinx est entière.
Personne n'a jamais subi
Autant de difficulté à reconnaître
Le fils de Madame Jokasten et son mari.

Pourtant, pour sa chance, la femme
Ne sait pas de quelle énigme il s'agit;
Il lui suffit de dire le mot de passe
Et le monde entier sera détruit.

X

Trois femmes sont assises au croisement,
À ricaner et à filer,
À soupirer et à penser;
Elles sont plutôt laides à regarder.

La première porte la quenouille,
Elle tire les fils et lèche
Chacun d’eux pour l'humidifier;
C'est pourquoi sa lèvre pendante est sèche.

La seconde fait tourner la broche;
Elle tourne tout en rond,
D'une drôle de façon;
Ses yeux sont rouges comme charbon.

La troisième Parque tient
Des ciseaux entre les mains,
Elle fredonne le miserere nobis; une verrue
Se trouve sur son nez pointu.

Ah , dépêche-toi et coupe
Ce fils si malsain,
Et laisse-moi guérir
De cette vie de chagrin !

XI

Les prairies célestes ne peuvent m'attirer
Au paradis, cet endroit béni;
Je n'y trouverais  aucune plus belle femmes
Que celles que j'ai déjà trouvées ici.

Aucun ange avec ses meilleures tractions
Ne pourrait y remplacer ma femme;
Mon meilleur passe-temps ne consiste pas
À m'asseoir sur les nuages pour y chanter des psaumes.

Oh Seigneur! Je crois qu'il vaudrait mieux,
Que tu me laisses en ce monde;
Commence par guérir mes défaillances physiques
Et procure-moi aussi une petite somme ronde.

Je sais que ce monde pullule
De péchés et de vis;  cependant je suis bien
Habitué à me faufiler, sur cette terre de misère
À travers la vallée du chagrin.

Les agitations de ce monde ne me gênent pas,
Vu que je ne sors que rarement:
Je reste volontiers en pantoufles et pyjama,
Avec ma femme à la maison.

Laisse-moi auprès d'elle! Quand je l'entend,
Mon âme prend plaisir à s' abreuvoir
De la musique de sa voix si charmante.
Elle est si noble et si fidèle dans le regard.

Je ne réclame, Seigneur,
Que santé et argent! Et quelques beaux
Jours encore à vivre heureux,
Avec ma femme en statut quo.