L'Allemagne: Un conte d'hiver

Caput V

Text by Heinrich Heine (1797-1856)
traduit en français par Joseph Massaad

deutsch - english

Avant-propos| Adieu | I | II | III | IV | V | VI | VII | VIII | IX | X | XI | XII | XIII | XIV | XV
XVI | XVII | XVIII | XIX | XX | XXI | XXII | XXIII | XXIV | XXV | XXVI | XXVII

Et alors que j'arrivai au pont du Rhin,
Au port, dans sa partie retranchée,
Je vis couler le père Rhin,
D'un calme clair de lune, éclairé.

«Je te salue, ô père Rhin,
Qu'as-tu bien pu devenir?
J'ai souvent pensé à toi
Avec nostalgie, avec désir.»

Je parlai ainsi, j'entendis alors, dans l'eau profonde,
Des tons plutôt bizarres et chagrinés,
Comme le toussotement d'un vieil homme,
En train de gémir faiblement et de grogner:

« Bienvenue, mon jeune, je suis content
Que tu ne m'aies pas oublié;
Je ne t'ai plus vu depuis treize ans,
Entre-temps, les choses pour moi ont mal tourné.

À Bieberich, j'ai avalé des pierres,
Délicieuses, à vrai dire, elles ne l'étaient pas!
Mais les vers de Nicolas Becker
Me pèsent encore plus lourds sur l'estomac.

Il m'a célébré, comme si j'était encore
La plus chaste des jouvencelles,
Celle qui ne permet à personne
De lui dérober son honneur de pucelle.

Quand j'entend cette stupide chanson,
Je sens le besoin de m'arracher
La barbe blanche; je voudrais vraiment
Pouvoir, en moi-même, me noyer!

Les Français savent certainement
Que je ne suis pas une chaste pucelle;
Ils ont si souvent mélangé dans mon eau
Leurs eaux de conquérants, de plus belle.

La stupide chanson de la stupide personne!
Il m'a blâmé, honteusement;
D'une certaine façon, il m'a aussi
Compromis, politiquement.

Car, si maintenant les Français revenaient,
Je devrais rougir devant eux,
Moi qui, si souvent pour leur retour,
Ait prié en larmes vers les cieux.

Je les ai toujours tellement aimés,
Ces petits Français charmants!
Portent-ils toujours des petits pantalons blancs?
Chantent-ils et sautent-ils toujours comme avant?

Je voudrais volontiers les revoir,
Pourtant, j'appréhende leur ironie,
À cause de la honte,
À cause du chant maudit!

Alfred de Musset, ce gamin des rues,
Arrive à leur tête, eh oui!
Peut-être comme tambour, et me tambourine
Toutes ses mauvaises plaisanteries. »

Ainsi se plaigna le vieux père Rhin,
Il ne pouvait pas surmonter son mal;
Je lui parlai avec des mots de réconfort,
Afin de lui remonter le moral:

« Ne crains pas, ô père Rhin,
Les railleries de ces Français;
Ce ne sont plus les mêmes Français,
Même leurs pantalons ont changé.

Leurs pantalons ne sont plus blancs, mais rouges,
Leurs boutons, de même, ont changé;
Ils ne chantent plus, ils ne sautent plus,
Ils vont pensifs, la tête baissée.

Ils philosophent et parlent maintenant
De Kant, de von Fischte et de Hegel aussi;
Ils fument du tabac, ils boivent de la bière,
Et, un bon nombre, joue aux quilles.

Tout comme nous, ils deviennent philistins,
Et le pratiquent encore plus méchamment;
Ce ne sont plus des adeptes de Voltaire:
Hengstenberger est son remplaçant.

Alfred de Musset, il est vrai,
Est encore un voyou, un titi:
Mais ne crains rien, nous lui nouons
Sa langue honteuse, pleine de railleries.

Et s'il te tambourine une mauvaise plaisanterie,
Nous lui en sifflerions une pire, ma foi:
Nous lui sifflerions ce qui s'est passé
Avec les belles filles de joie.

Sois satisfait, ô père Rhin,
Ne pense pas aux mauvaises chansons,
Tu en entendras bientôt une meilleure.
Adieu! Bientôt, nous nous reverrons. »

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