Ratcliff

Text by Heinrich Heine (1797-1856)
Traduit en français par Joseph Massaad 

deutsch - english


Le dieu des rêves me transporta dans une contrée,
Où, de leurs longs bras verdoyants, les saules pleureurs
Me souhaitèrent la bienvenue, et où les fleurs
Me regardèrent fixement avec leurs yeux sages,
Où les oiseaux me gazouillèrent avec douceur,
Où même l'aboiement des chiens sembla familier,
Et, où des voix et des formes me saluèrent
Comme un viel ami, mais où pourtant, à mes yeux,
Tout parut tellement bizarre et si étrange.
Debout, devant une belle maison de campagne,
Je sentis mon cœur s'agiter, mais dans ma tête
Tout était calme; je me mis à calmement
Secouer la poussière de mes habits de voyage,
Le timbre sonna strident, et la porte s'ouvrit.

Il y avait là hommes, femmes, et plein de visages
Familiers sur lesquels on pouvait lire une calme
Peine et une peur voilée. Ils me regardèrent
Avec une étrange émotion, presque avec pitié,
Si bien, qu'un tressaillement envahit mon âme,
Comme si elle présentait un mystérieux malheur.
Je reconnus tout de suite la vieille Marguerite;
Malgré mon regard inquisiteur, elle se tut.
« Où est Maria ?» demandai-je, mais elle se tut,
Me prit doucement la main, et me conduisit
A travers plusieurs pièces longues et illuminées,
Où regnaient splendeur, luxe et un silence mortel,
Et me conduisit enfin dans une pièce obscure,
Où elle détourna le visage et m'indiqua
Une forme qui était assise sur un sofa.
« Etes-vous Maria? » demandai-je; au fond de moi,
Je fus moi-même bien surpris par la fermeté
Avec laquelle je parlai. Une voix résonna,
Sans timbre et comme pierre: « C'est ainsi qu'on m'appelle. »
Un douloureux frisson me traversa le corps,
Car ce ton si froid et si creux était celui
De la voix, autrefois si douce, de Maria!
Et cette femme-là, en habit d'un lilas pâle,
D'un accoutrement négligé, le sein tremblant,
Le regard vitrifié, les muscles de ses joues
Raides comme cuir sur la blancheur de son visage,
Hélas! Cette femme était pourtant la si belle,
Eclatante et gracieuse Maria d'autrefois!
« Vous étiez longtemps absent » dit-elle à voix haute,
Avec une froide et macabre familiarité,
« Vous ne semblez plus vous languir, mon cher ami,
Vous êtes en bonne santé, vos reins et mollets
Souples en sont témoins. » Un certain doux sourire
Se dessina autour de sa bouche jaune et pâle.
Dans ma confusion, je balbutiai cest mots:
« Vous vous êtes mariée, d'après ce qu'on dit? »
« Eh oui! » Cria-t-elle, indifferente en riant,
« J'ai un bâton fait de bois, qui est recouvert
De cuir, qui se nomme mari; pourtant le bois
N'est que bois. » Et elle rit, contrariée, sans timbre,
Si bien qu'une froide angoisse traversa mon âme,
Et le doute s'empara de moi: ces lèvres sont elles
Les lèvres chastes et douces comme fleur de Maria?
Puis, elle se leva et s'empara brusquement
Du cachemire de sur la chaise et l'entoura
Autour de son cou, se crampona à mon bras,
Et me precipita, par la porte grande ouverte,
Me guidant à travers champs, buissons et prairie.

Le disque de flammes rouges du soleil se muait
Déjà vers le bas, et son pourpre illuminait
Les arbres et les fleurs, ainsi que le ruisseau
Qui coulait majestiquement dans le lointain.
« Voyez-vous cet œil tout grand et doré qui flotte
Dans l'eau bleue? » cria Maria subitement.
« Du calme, pauvre être! » dis-je tout en épiant,
Dans l'ombre, une sorte d'activité féérique.
Des figures faites de brume se levèrent des champs,
Et s'entrelacèrent de leurs bras blancs et fragiles;
Les violettes se regardèrent tendrement, les lilas
Nostalgiques inclinèrent ensemble leurs calices;
Une voluptueuse chaleur émana des roses;
Les œillets voulurent s'enflammer dans leur souffle;
Toutes les fleurs flottèrent dans un bienheureux parfum,
Et toutes firent couler des larmes de ravissement,
Et jubilèrent ensemble: Amour! Amour! Amour!
Les papillons voltigèrent, les scarabées dorés
Et luisants fredonnèrent de jolis chants d'elfes,
Les brises du soir chuchotèrent, les chênes susurrèrent,
Et le rossignol chanta son chant enchanteur.
Et, entre chuchotements, susurrements et chants,
La femme fânée, toujours accrochée à mon bras,
Me dit d'une voix dure, sans timbre et froide à la fois:
« Je connais vos incursions nocturnes au château ;
L'ombre qui est longue un bon petit simplet,
Qui fait signe à chacun selon son désir;
Le manteau bleu est un ange; cependant le rouge,
Avec son épée luisante, vous est très hostile. »
Et elle continua à dire bien d'étranges choses,
Jusqu'au moment, où, finalement fatiguée,
Elle s'assit avec moi sur le banc de mousse,
Qui se trouvait au bas du viel et noble chêne.

Nous restâmes assis ensemble, silencieux et tristes,
Nous nous regardâmes et devinrent encore plus tristes.
Le chêne, comme d'un soupir de mort, susurra,
Profondemment triste, le rossignol nous chanta.
Mais des lumières rouges passèrent à travers les feuilles,
Et scintillèrent autour du pâle visage de Maria,
Et purent leurrer une braise de ses yeux rigides,
Et elle parla de sa douce voix d'autrefois:
« Comment savais-tu que j'étais si misérable?
Je l'ai lu récemment dans tes poèmes fougueux. »

Un frisson traversa mon sein, Je tressaillis
Quant à mon propre délire, qui a réussi
A prédire l'avenir, mon cerveau s'assombrit,
Et, en proie à la terreur, je me réveillai.