Pomaré

Text by Heinrich Heine (1797-1856)
Traduit en français par Joseph Massaad 

deutsch - english

I

Tous les Dieux d'amour jubilent,
Hôtes de mon cœur enivré,
Souflent leurs fanfares et chantent:
" Vive la reine Pomaré! "

Non pas celle d'Otahaiti,
Qu'on a fait missionariser.
Celle que j'entends est une belle,
Qu'on ne peut apprivoiser.

Deux fois par semaine, elle s'exhibe
A son peuple, au jardin Mabille,
Elle y danse le cacan,
Parfois, d'une Polka suivie.

C'est une gracieuse majesté
Dans chacun des pas qu'elle fait;
C'est une véritable princesse,
De la hanche jusqu'au mollet.

Tandis qu'elle danse, les Dieux d'amour,
Hôtes de mon cœur enivré,
Souflent leur fanfares et chantent:
" Vive la reine Pomaré! "

II

Elle danse. Comme son petit corps se balance!
Comme ses membres se plient avec élégance!
Elle vibre et elle voltige: ah, que c'est beau!
On croirait qu'elle va sortir de sa peau.

Elle danse. Parfois, agile, elle pirouette
Sur un seul pied, puis soudain elle s'arrête,
Les deux bras étendus avec splendeur…
De grâce, sauvez ma raison, o Seigneur!

Elle danse. Et cette danse est tout comme celle
Que dansa autrefois la fille cruelle
D'Hérodia pour Hérode, le roi des Juifs.
Un éclair mortel darde de son œil vif.

Elle danse. J'en deviens fou, il faut me dire
Femme, qu'elle est la chose que ton cœur désire?
Tu souris? Eh bien! Trabans! Coureurs!
Je veux la tête de Jean le baptiseur.

III

Hier encore, pour un peu de pain,
Elle se vautrait comme une putain,
Mais aujourd'hui, la femme hautaine,
Dans un carosse se promène.
Elle pose sur des coussins de soie,
Entouré de boucles, son minois.
Et son regard semble narguer
La grande masse qui va à pied.

Quand je te vois ainsi passer,
Mon cœur se met à saigner!
Car, hélas, ce char triomphal,
Va te conduire à l'hôpital,
Là où la mort la plus horrible
Mettra fin à ta vie pénible;
Des carabins aux mains gluantes
Tailleront les chairs pantelantes
De ton beau corps si meurtri,
Pour en connaitre l'anatomie.
Et de même ton bel attelage
Finira à l'aquarrissage.

IV

Plus clément, que l'on pouvait craindre,
En fin de compte, fut ton destin.
Grâce au ciel, tu a pu t'éteindre,
Grâce au ciel, telle fut ta fin.

Sous le toit de ta vielle mère,
Tu es morte, soulagée au mieux
Par sa pitié, par ses prières,
Puis, elle a clos tes beaux yeux.

Elle t'achetas un bon linceul,
Un cerceuil, une tombe décente,
Mais à ton cortège de deuil,
Quelle indifférence décevante!

Aucun prêtre n'éleva sa voix,
Le son du glas fut très chiche,
Et ne suivirent ton convoi
Que ton coiffeur et ton caniche.

Soupirant avec désespoir,
Le coiffeur disait: " Maintes fois,
J'ai coiffé les longs cheveux noirs
De Pomaré, assise devant moi. "

Quant au chien, il s'enfuit, dit-on,
Dès la porte du cimetière,
Et que Madame Rose Ponpon
L'accueillit comme pensionnaire.

Rose Ponpon est une provençale,
Qui, de toujours, a envié
Ton titre de reine et comme rivale
T'a sournoisement calomnié.

Pauvre reine de la raillerie,
Reine au diadème crotté,
Tu t'es éteinte et c'est fini,
Dieu, dans sa bonté, t'a sauvé.

Comme ta mère, Dieu au ciel
T'a, lui aussi, pardonné;
Et je pense qu'un geste pareil
Te vient d'avoir beaucoup aimé.