Le roi Longesoreilles I

Text by Heinrich Heine (1797-1856)
traduit en francais par Joseph Massaad

deutsch


A l’élection du roi, c’est bien clair,
Les ânes étaient majoritaires ;
Donc, ce fut un âne qu’on élit.
Voyez ce que la chronique a écrit :

L’âne s’imagine, suite à son élection,
Qu’il ressemble vraiment au lion ;
D’une peau de lion il se vêtit,
Et, aussi fort qu’un lion, il rugit.
Avec des chevaux, il se pavane,
Ce qui irrite tous les vieux ânes.
Bouledogues et loups forment son corps d’élite,
Sur quoi, les ânes davantage s’irritent.
Mais, dès qu’un taureau en chancelier il élève,
Les ânes s’enragent, s’agitent, s’énervent.
Et, c’est la révolution qui menace !
Le roi l’apprend, et vite, il se place
La couronne sur la tête, et hop!
Dans sa peau de lion, il s’enveloppe.
Puis il rassemble devant son trône
Ces ânes mécontents qui prônent
La révolte. Et il leur parle ainsi :

« Anes tout-puissants, mes jeunes et vieux amis !
Vous pensez que je suis un âne comme vous.
Vous vous trompez, je suis un lion, c’est tout !
C’est toute ma cour qui le clame,
Depuis la servante à la noble dame.
Le poète de la cour m’a écrit
Un poème dans lequel il dit :

Tout comme un chameau vit et meure
Avec une bosse, ton âme demeure
Celle d’un lion par sa magnanimité.
De cœur tu n’es pas âne, en vérité !

Ainsi chante-t-il dans ses plus belles stances,
Dont toute la cour loue l’éloquence.
On m’aime ici ; les paons les plus orgueilleux
Se rivalisent pour me gratter la tête un peu.
J’encourage les arts. En moi, on reconnaît,
A la fois, un Auguste et un Mäzen combinés ;
Le théâtre de ma cour est féerique,
Mon chat y joue des rôles héroïques.
La Mimine, la belle poupée, et un groupe
De vingt carlins y forment la troupe.
J’ai une académie de peinture
Pour les singes ingénieux de nature.
Comme directeur j’envisage, tout court,
D’engager le Raphaël de Hambourg,
Lehmann de Drechwall, ce peintre suprême,
Qui peindra mes portraits lui-même.
J’ai un opéra, et j’ai un ballet,
Où, à moitié nus et très coquets,
De très charmants oiseaux chantent,
Et, de très talentueuses puces sautent.
Le chef d’orchestre est Meyer-Bär,
Le célèbre musicien millionnaire ;
Il compose une pièce, je l’engage,
Pour mon anniversaire de mariage.
Moi-même, je suis un peu musicien,
Comme Frédérique le Grand, le roi Prussien.
Lui, jouait de la flûte, moi, je joue du luth,
Et maints jolis regards me scrutent,
Mélancoliques, tandis que mes doigts mordent,
Passionnés, mon instrument à cordes.
La reine découvrira avec joie
Qu’un bon musicien se cache en moi !
Elle-même est une jument de race pure,
Du plus pur des sangs, de noble nature.
La jument de Don Quixote, la Rosinante
Est, c’est certain, une proche parente ;
Sa généalogie l’apparente au moins autant
A Bayard d’Haimon et à ses enfants ;
Et, parmi ses aïeux, elle compte aussi,
Maints étalons, qui auraient henni,
Sous l’étendard, Godefroi de Bouillon en tête,
Lors de la conquête de la Ville Sainte.
Mais, surtout, elle brille par sa beauté divine !
Et, quand elle renâcle ses narines,
Et, que sa belle crinière s’agite,
Mon cœur jubile de joie, et de désir palpite.
De toutes les juments, c’en est la couronne,
Et elle m’offrira un héritier au trône.
Sur cette alliance se construit
La fondation de ma dynastie.
Mon nom ne s’éteindra pas à son tour,
Les annales de Clio le garderont toujours.
La grande Déesse pourra bien dire
Que ma poitrine a du contenir
Un cœur de lion, que je gouverne avec sagesse,
Et que je joue le luth avec adresse. »

Là, le roi rote, et il s’arrête à peine
Pour souffler, puis il enchaîne :

« Anes tout-puissants, mes jeunes et vieux électeurs !
Vous pourrez gagner ma faveur,
Mais, pour cela, il faudra la mériter :
Payez l’impôt à temps sans hésiter,
Sachez reconnaître le chemin de la vertu,
Comme autrefois vos pères l’ont su ;
Ces bons vieux ânes ! Ils transportaient avec patience
Les sacs au moulin ; leur conscience
Etait ancrée dans la religion,
Et ils ignoraient la révolution.
Leurs lèvres épaisses ne grognaient point,
Et, chaque jour, ils mangeaient leur foin,
Comme d’habitude, dans leur paisible étable.
Ce vieux temps s’est éclipsé, c’est regrettable.
Et vous, ânes nouveaux, vous êtes restés ânes,
Sans qu’aucune modestie de vous n’émane.
Vous remuez piteusement la queue,
Mais votre arrogance couve sous feu.
A cause de votre misérable mine,
En honnêtes ânes, on vous imagine.
Vous êtes déshonorables et méchants à la fois,
Malgré votre misérable ânerie qui se voit.
Et, si l’on vous fourrait du poivre derrière,
Vous braillements d’ânes retentiraient dans l’air.
Quels sons horribles ! Vous voulez déchiqueter
Le monde entier, mais ne savez que criailler.
Une rage insensée, incapable de se souvenir !
Une impuissante colère, de quoi faire rire !
Votre stupide braillement démontre
Combien de ruses de toutes sortes,
Combien de viles méchancetés,
Et de vilenies insensées,
De venins, de biles, d’astuces infâmes
Etaient cachés sous votre peau d’âne ! »

Là, le roi rote, et il s’arrête à peine
Pour souffler, puis il enchaîne :

« Anes tout-puissants, jeunes et vieux !
Vous voyez, je vous connais, on ne peut mieux !
Elle est immense ma fureur,
Que vous ayez, sans logique ni pudeur,
Calomnié contre mon régime.
Votre vision d’ânes étant minime,
Vous ne comprenez pas grand-chose
A la politique du lion, à ses idées grandioses.
Prenez garde ! Dans mon domaine
Poussent un tas de hêtres, un tas de chênes,
Desquels on fait des galères sans pareilles,
Et des bâtons aussi ! Je vous conseille
De ne pas vous mêler de mes affaires.
Je vous conseille aussi de bien vous taire !
Les rouspéteurs, ces culottés qui m’offensent
Seront flagellés pour leur insolence ;
Ils devront carder de la laine en prison.
Et, si l’un de vous parle de révolution,
Ou qu’il transforme les rues en barricades,
Il sera pendu pour ses bravades.
C’est ce dont je voulais vous avertir.
Maintenant, ânes, vous pouvez partir. »

Et, à peine le roi termine son discours,
Les ânes, jeunes et vieux, jubilent avec amour ;
D’une seule voix ils crient : « Hi Ha ! Hi Ha !
Vive le roi ! Houra ! Houra ! »