Le champ de bataille d'Hastings

Text by Heinrich Heine (1797-1856)
Traduit en français par Joseph Massaad 

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C'est avec un profond soupir
Que l'abbé de Waltham apprit
Que le roi Harold, à Hastings,
Dans la bataille, avait péri.

Il depêcha Asgod et Ailrik,
Deux moines, qui, parmi tous les morts
Qui moncellent le champ de baitaille, doivent,
Du roi Harold, retrouver le corps.

Chagrinés, les deux moines partirent,
Et, chagrinés ils retournènt:
" Mon père, la chance nous a lâché,
Notre avenir n'est que misère!

Le meilleur des hommes est tombé,
Et le Bâtard vainqueur partage,
Avec ses bandits en armes, nos terres,
Et, pour l'homme libre, c'est l'esclavage.

Le plus gueux parmi les Normands,
De l'île Saxonne, devient le maître;
Je vis un tailleur de Bayeux,
Aux éperons d'or, apparaître.

Malheur à quiconque est Saxon!
Saints Saxons, même au Paradis
Prenez garde, car d'aucun affront
Vous ne pourriez être à l'abri!

A présent nous connaissons le sens
De la grande comète, qui depuis peu
Apparut sanglante au ciel nocturne,
Chevauchant sur un balai de feu.

La prophétie de cette vile étoile
S'accomplit à Hastings, macabre.
Nous avons sur le champ sanglant
Cherché parmi les cadavres.

Tant qu'il nous restait de l'espoir,
Nous avons cherché tous les endroits;
Mais nous n'avons pas pu trouver
Le corps d'Harold, notre bon roi."

Ainsi parlèrent Asgod et Ailrik;
L'abbé pleure et se tord les mains,
Il demeure longement pensif,
Soupire, et se prononce enfin:

" Près de la roche du poète,
A Grendelfield, dans la clairière,
Habite Edith au col de cygne,
Dans une cabane de misère.

On l'appela Edith Col-de-cygne
Car son cou était aussi gracieux
Que celui d'un cygne; le roi Harold
En fut éperdument amoureux.

Oui, il l'aima et l'embrassa,
Puis la laissa et l'oublia.
Les jours passent vite: seize années
Ont passé depuis ce temps-là.

Frères, rendez-vous chez cette femme,
Et retournez à Hastings, j'ai foi
Que son regard aigu pourra
Retouver le corps du roi.

Rapportez-le alors à l'abbaye
Là nous l'ensevelirons comme
Un chrétien et nous chanterons
Pour le salut de son âme."

Les messagers, vers minuit
Arrivèrent à la l'humble demeure:
Lève-toi, Edith Col-de-cygne,
Il te faut nous suivre sur l'heure.

Guillaume, le duc des Normans,
Vient de remporter une victoire;
Sur le champ d'Hastings git, tué,
Le roi Harold, dans la nuit noire.

Viens, nous chercherons à Hastings
Le corps du roi parmi les tués,
Puis, comme l'abbé l'a demandé,
Nous l'amènerons à l'abbaye."

Edith ne plaça pas un seul mot,
Elle s'habilla rapidement
Et suivit les moines, ses cheveux gris
Flottaient, farouches, dans le vent.

La pauvre femme suivait pieds nus
Par marécages et par ronces;
Lorsqu'à l'aube il virent enfin
Hastings et ses falaises blanches.

La brume couvrait, telle un linceul,
Le champ d'Hastings, puis se leva;
Il y eut des battements d'ailes
Et d'horribles cris de choucas.

Des milliers de corps gisaient là,
Sol un sol de sang abreuvé,
Nus, déchiquetés, mutilés,
Au milieu des chevaux crevés.

Edith Col-de-cygne patauge
Dans le sang avec ses pieds nus;
De ses yeux, comme un jet de flèches,
Elle darde des regards aigus.

Elle cherche par-ci, elle cherche par-là,
Et souvent, sans reprendre haleine,
Chasse les bandes de corbeaux rapaces;
Les moines la suivent avec peine.

Elle cherche ainsi toute la journée,
Jusqu'à la tombée du soir,
Lorsque, soudain de sa poitrine,
Jaillit un cri de désespoir.

Edith Col-de-cygne a retrouvé
Le cadavre du roi martyr.
Elle embrasse son pâle visage,
Sans pleurer et sans rien dire.

Elle baise son front, elle baise sa bouche,
Elle l'enlasse avec fermeté,
Elle baise sur la poitrine du roi,
Sa blessure ensanglantée.

Elle baise aussi, à maintes reprises,
Les trois petites cicatrices,
Qui se trouvent sur l'épaule du roi:
Souvenirs des nuits de délices.

Ensuite, les moines font une bière,
A partir de branches mortes,
Et, par cet humble moyen,
Les restes du roi transportent.

Ils le portent vers l'abbaye
Afin d'y être enseveli;
Edith Col-de-cygne, reccueillie,
Suit le corps de son ami.

Elle chante la litanie des morts
D'un air enfantin et pieux,
Qui résonne affreux dans la nuit.
Les moines prient d'un ton serieux.