L'exil des dieux

Text by Heinrich Heine
Traduit en français par Joseph Massaad 

deutsch

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Mais hélas! cher lecteur, le pauvre pêcheur de notre récit n' était nullement, comme toi, versé dans la mythologie, il n' avait fait aucunes études d'archéologie et était saisi d'effroi et d'angoisse à la vision de ce beau triomphateur et de ses deux acolytes bizarres, au moment où ils se débarrassèrent de leurs habits de moines; les gestes et les sautillements impudiques des bacchantes, des faunes, des satyres, qui, à travers leurs pieds de boucs et leurs cornes, lui parurent particulièrement diaboliques, l'ensemble de cette société lui parut comme un congrès de fantômes et de démons, qui tentent, par leurs actions maléfiques, de causer la perte de toute la chrétienté. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête, alors qu'il vit la posture tout à fait impossible et périlleuse d'une ménade qui, avec ses cheveux flottants, rejeta la tête en arrière et ne se maintint en équilibre que grâce à son thyrse. Quant à lui, pauvre pêcheur, ses esprits s'embrouillèrent, alors qu'il regarda les korybants s'infliger, avec de courtes épées, des blessures dans leurs propres corps, frénétiques, cherchant la volupté dans la douleur même. Les sons musicaux qu'il perçut, à la fois faibles, doux et inhumains, pénétrèrent son âme comme des flammes ardentes, dévorantes et atroces. Mais tandis que le pauvre homme regardait le symbole égyptien mal famé, qui, de taille exagérée et couronné de fleurs, était porté sur une haute tige par une femme impudique, alors l'ouïe et la vision lui firent défaut et il se précipita vers sa barque et se glissa sous les filets en tremblotant et en claquant des dents, comme si Satan lui-même lui tenait déjà fermement les pieds. Un peu plus tar, les trois moines retournèrent de même vers la barque et la mirent en route. Comme finalement ils arrivèrent à l'autre rive et qu'ils débarquèrent, le pêcheur sut si adroitement se retirer de sa cachette, que les moines pensèrent qu'il guettait leur retour à partir du pâturage, et comme l'un d'entre eux , de nouveau, lui pressait avec des doigts de glace le prix de la course, ils quittèrent en hâte directement les lieux.

Autant pour le salut de sa propre âme qu'il croyait en danger, que pour protéger d'autres chrétiens de la perdition, le pêcheur se sentit dans le devoir de notifier les autorités religieuses de ces événements singuliers, et comme le supérieur de l'un des cloîtres franciscains situé dans les parages, avait précisément la réputation d'être un  exorciste achevé, il se décida de lui rendre visite sans délai. Le pêcheur était déjà en route vers le cloître, dès la première lueur du jour, et tout modeste, il se trouva en la présence du monseigneur, le supérieur qui, dans sa bibliothèque, le capuchon couvrant le gros de son visage, était assis dans son fauteuil bergère dans une posture de grande méditation pendant que le pêcheur lui racontait son affreuse histoire. Comme le récit touchait à sa fin, le supérieur releva la tête, et ce faisant, fit glisser le capuchon, et le pêcheur s'aperçut avec bouleversement que le monseigneur était l'un des trois moines qui traversaient le lac chaque année, et il reconnut en lui, celui-là même qu'il avait aperçu, cette nuit là, en tant que démon païen sur le char de triomphe attelé par les lions: c'était le même visage de marbre blême, les mêmes traits, beaux et réguliers, la même bouche avec les lèvres douces et recourbées - Et autour de ces lèvres planait un sourire de bienveillance, et de cette bouche jaillirent ces paroles douces et cérémonieuses: " Bien-aimé fils par le Christ! De tout coeur nous voulons bien croire que tu aies passé la nuit en question en la présence du dieu Bacchus, comme ta fantastique histoire de fantôme en rend compte longuement. Nous ne voulons en aucun cas dire du mal de ce dieu qui parfois soulage les soucieux et réjouit le coeur humain, cependant il est très dangereux pour ceux qui ne peuvent beaucoup endurer, et tu sembles appartenir à cette catégorie. Nous te conseillons dorénavant de consommer avec modération le jus doré de la treille, de ne plus importuner les autorités religieuses avec des lubies causées par l'ivresse, et aussi de te taire, en ce qui concerne ta dernière vision, de garder ta gueule carrément fermée, car autrement le bras séculier de l'huissier devra compter vingt-cinq coups de fouet. Mais à présent, bien-aimé fils par le Christ, rends-toi à la cuisine du cloître, où le frère sommelier ainsi que le frère cuisinier te prépareront un repas. "

Avec ceci, le religieux donna sa bénédiction au pêcheur, et tandis que ce dernier détalait ébahi vers la cuisine et jetait un coup d’œil sur le frère cuisinier et sur le frère sommelier, il faillit presque s'affaisser par terre de terreur - car ces deux-là étaient les deux compagnons nocturnes du supérieur, les deux moines qui avaient traversé le lac avec lui, et le pêcheur reconnut le patapouf avec sa calvitie ainsi que le ricanement et les traits luxurieux du visage de l'autre avec ses oreilles de bouc. Cependant il demeura la bouche cousue, et ce n'est que bien des années plus tard, qu'il raconta l'histoire à ses siens.

Des chroniqueurs anciens, qui racontent de telles légendes, déplacent le théâtre de ces événements vers Speier sur Rhin. Sur la côte est de la Frise, une tradition analogue se perpétue, dans laquelle les vielles représentations païennes de la traversée des mort vers l'empire des ombres, et qui sont à la base de toutes ces légendes, sont le plus clairement manifestées. Il est vrai que l'on n'y parle point d'un certain Charon qui dirige la barque, et ce drôle de citoyen s'est maintenu, sinon dans la légende populaire, mais du moins, dans les jeux de marionnettes. Nous reconnaissons un personnage mythologique, de loin plus important, en la personne du prénommé expéditeur qui s'occupait de la traversée des morts et qui payait le prix de la traversée au passeur qui exécutait la fonction de Charon, et qui n' était lui-même qu'un pêcheur ordinaire. Je vais bientôt deviner le nom de la personne en question, et ce malgré ses déguisements baroques, et je vais par conséquent vous faire part, aussi fidèlement que possible, de cette tradition:

Dans la Frise de l'est, sur la côte de la Mer du Nord, se trouvent des criques pareilles, et qui forment de petits ports que l'on appelle siele

Sur leurs extrême rebords se trouve la maison solitaire d'un quelconque pêcheur qui y habite satisfait et tranquille avec sa famille. La nature y est triste, aucun oiseau n'y chante, excepté quelques mouettes, qui parfois, avec des piailleries fatales, volent à partir de leurs nids dans le sable et annoncent la tempête. Le monotone gazouillement de la mer déferlante s'harmonise tout à fait avec les sombres passages nuageux. Même les gens ne chantent pas ici, et le long de cette côte monotone, on n'entend jamais la moindre strophe de chanson populaire. Les gens d'ici sont sérieux, honorables, d'avantage raisonnables que religieux et fiers de la hardiesse de l'âme et de la liberté de leurs aïeuls. De telles personnes ne s'excitent pas facilement et ne ruminent pas beaucoup.

La chose la plus importante pour le pêcheur qui habite sur son siel est la pêche, et de temps en temps, le prix de la traversée que paient les voyageurs qui veulent être transportés vers l'une des îles environnantes de la Mer du Nord. A une certaine période de l'année, dit-on, juste à l'heure du repas de midi, où le pêcheur et sa famille venait de s'asseoir à table et consommait leur repas, un voyageur pénétra dans le grand séjour et pria le maître de maison se lui accorder un instant afin de discuter d'une affaire avec lui. Le pêcheur, après avoir prié l'invité auparavant, en vain, de prendre part au repas, finit, à la fin, par satisfaire son désir, et les deux se retirent vers une petite table en saillie. Je ne vais pas longuement, en style inutile de nouvelliste, décrire l'apparence de l'étranger; selon la tâche que je me suis assigné, une description précise sera suffisante. Je remarque donc ce qui suit: L'étranger est d'un âge déjà avancé, mais cependant un petit homme bien conservé, un vieux à l'air jeune, bien portant mais pas gros, avec de petites joues rouges comme des pommes de Borsdorf, les yeux gais clignotant dans toutes les directions, et sur la petite tête poudrée se trouve un petit chapeau à forme triangulaire. Sous une houppelande d'un jaune clair avec un nombre infini de petits cols, l'homme porte des habits à l'ancienne mode que l'on trouve sur les portraits des marchands hollandais et qui trahissent une certaine aisance: un petit habit de soie en couleur jaune perroquet, des vestes brodées de fleurs, de petits pantalons noirs et courts, des bas à rayures et des souliers à boucles. Ces derniers sont si brillants, que l'on arrive pas à comprendre comment on pourrait arriver jusque là, sans se salir, après avoir traversé à pieds le chemin vaseux du siel. Sa voix est asthmatique, à timbre métallique fin, prenant parfois un ton de pleurnichement, pourtant l'élocution et la posture du petit homme sont mesurées avec solennité, comme il convient à un marchand hollandais. Cette solennité semble pourtant plus artificielle que naturelle, et elle contraste parfois, aussi bien avec les mouvements de va et vient inquisiteurs des petits yeux, qu'avec les mouvements inconsistants de ses pieds et de ses mains. Le fait que l'étranger soit un marchand hollandais est prouvé non seulement par ses habits, mais aussi par la précision mercantile et la prudence avec lesquelles il sait conclure une affaire, de la façon la plus avantageuse possible, pour ses mandataires. Il est notamment, comme il le dit, expéditeur et a reçu la commande, par l'un de ses amis commerçants, de transporter de la côte frise est jusqu'à l'île Blanche un certain nombre d'âmes, autant que l'on puisse accommoder dans l'espace d'une barque ordinaire. A cet effet, continua-t-il, il voudrait savoir si le batelier voudrait, cette nuit même, transporter avec sa barque le chargement mentionné jusqu'à l'île en question, et le cas échéant, il serait disposé de lui avancer tout de suite le prix du transport, espérant et confiant que, par modestie chrétienne, le prix qu'il réclamera sera assez bas. Le marchand hollandais ( ceci est réellement un pléonasme, vu que chaque hollandais est un marchand ) fait cette proposition avec la plus grande impartialité, comme s'il s'agissait d'une cargaison de fromage et non des âmes de morts. Le mot âme fait hésiter le pêcheur quelque peu, et il sent un petit ruissellement froid dans le dos, comme il remarque qu'il s'agit bien des âmes de morts, et qu'il a en face de lui le hollandais fantomal qui avait confié à maints de ses collègues le transport des âmes mortes, et bien payé pour cela. Comme je l'ai fait remarquer plus haut, ces habitants de la côte est de la Frise sont courageux, sains et sobres, et il leur manque toute infirmité et tout pouvoir d'imagination qui nous rendent sensibles à tout ce qui se rapporte aux fantômes et au surnaturel: l'effroi sous cape de notre pêcheur ne dure par conséquent qu'un instant; maîtrisant son sentiment de malaise, il reprend aussitôt son sang-froid, et avec une apparence d'indifférence totale, il songe à hausser le plus possible le prix du transport. Cependant, après maints débats et marchandages, les deux contractants se mettent d'accord sur le prix du voyage, ils confirment leur accord avec une poignée de main, et le hollandais, retirant une petite bourse de cuir sale, remplie uniquement de tout petits pfennigs en argent, les plus petits qui aient jamais été frappés en Hollande, paie la somme entière du prix du voyage avec cette sorte de monnaie cocasse. Après avoir donné au pêcheur comme instruction de se rendre, vers minuit, au moment où la lune apparaît derrière nuages, avec sa barque, à un endroit précis de la côte afin de recevoir la cargaison, il prend congé de toute la famille, qui avait répété en vain son invitation de partager le repas, et s'éloigne avec une stature encore plus solennelle, en trottinant d'un pas léger. Le pêcheur se retrouve à l'heure et à l'endroit convenus avec sa barque qui, au début, se fait basculer par les vagues; mais, après que la pleine lune se soit dévoilée, le batelier remarque que la barque bouge avec moins de légèreté et qu'elle s'enfonce de plus en plus dans les flots, si bien, qu'en fin de compte, la distance entre l'eau et le rebord n'est plus que d'un pouce. Cet état des choses l'informe que ses passagers, les âmes, doivent à présent se trouver à bord, et il s'éloigne avec sa cargaison. Il a beau regarder, il ne remarque dans la barque rien que quelques bandes de brume qui se meuvent, ça et là, mais qui ne prennent aucune forme précise et tourbillonent les unes dans les autres.

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