L'exil des dieux

Text by Heinrich Heine
Traduit en français par Joseph Massaad 

deutsch

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Dans mes tous premiers ouvrages, j'avais déjà débattu l'idée qui donna lieu à ce qui suit. Je parle ici notamment de la transformation en démons à laquelle les déités gréco-romaines furent assujetties, à l'époque où la chrétienté atteignait sa suprématie dans le monde.

Il était alors vrai que le peuple, tout en continuant à croire à l’existance de ces dieux en question, considerait cette existance comme maudite, en ce sens, en complet accord avec l'enseignement de l'église. Cette dernière, contrairement à ce que firent les philosophes, ne considérait pas les dieux comme des chimères, des produits frauduleux et erronés, mais les voyait bien d'avantage comme de mauvais esprits qui furent culbutés de l'apogée de leur puissance par la victoire du Christ, et qui, à présent sur terre, se traînent dans la pénombre de vieux temples en ruines ou dans des forêts enchantées, et qui, par leurs séduisants arts diaboliques, par la luxuriance et la beauté, spécialement à travers des danses et des chants, attirent les faiblards de la chrétienté qui s'y sont égarés et les poussent à l'apostasie. Tout ce qui se rapporte à ce thème, la transformation des vieux cultes de la nature en services sataniques et celle des sacerdoces païens en sorcellerie, a été débattu par moi sans réserve aussi bien dans la seconde, comme dans la troisième partie de" Salon ", et je pense à présent, pouvoir être dispensé de débats additionnels, surtout que depuis lors plusieurs autres auteurs, aussi bien suivant la trace de mes allusions, qu'excités par les indications que j'ai manifesté sur l' importance de ce sujet, ont traité ce thème d'une façon bien plus étendue, plus globale et plus approfondie que je ne l'ai traité moi-même. Et si, ce faisant, ils ne mentionnent pas le nom d l'auteur auquel ils doivent le bénéfice de cette initiative, ce serait certainement un oubli de moindre importance. Personnellement, je ne vais pas afficher très haut cette revendication. En effet, il est vrai que ce thème que j'ai étalé sur le tapis n'était pas une nouveauté; cependant la vulgarisation de vielles idées a toujours le même effet que celui de l'œuf de Colomb. Chacun était au courant de la chose, mais personne n'en a parlé. Oui, ce que j'ai dit n'était pas une nouveauté et se trouvait depuis bien longtemps imprimé dans les folios et les manuscrits des compilateurs et des antiquaires, dans ces catacombes du savoir où, de temps en temps, les idées mortes les plus hétérogènes se laissent empiler avec une horrible symétrie qui est encore plus terrible qu'un arbitraire chaos - Je reconnais aussi que des érudits modernes ont traité ce thème en question; mais c'est équivalent à l’avoir mis en bière dans les sarcophages de bois de leur langage scientifique à la fois confus et abstrait que le grand public ne peut déchiffrer et qu’il considère comme équivalent aux hiéroglyphes égyptiennes. C’est à partir de ces cryptes et de ces ossuaires que, de nouveau, j’ai rétabli la pensée à la vraie vie, et ce grâce à la puissance magique de paroles qui sont à la portée de la compréhension générale, à travers la magie noire d'un style sain, clair et populaire! Je retourne cependant à mon thème dont l'idée fondamentale, comme indiqué plus haut, ne devrait plus être discutée ici. Je voudrais simplement porter l'attention du lecteur, avec peu de mots, sur la façon dont les pauvres dieux, dont il est question ici, se sont retrouvés dans une situation confuse, à l'époque de la victoire finale de la chrétienté, c'est-à-dire au troisième siècle de notre ère, situation très similaire à de précédentes et tristes conditions de leur vie de dieux. En effet, ils se trouvaient maintenant dans la même triste situation de besoin que celle dans laquelle ils se trouvèrent jadis, durant ces temps très anciens, durant cette époque révolutionnaire, où les Titans se libérèrent du joug des Orcus et escaladèrent le Mont Olympe après s’être esquivés à travers le Mont Pelion sur le massif de l'Ossa. A cette époque, les pauvres dieux durent honteusement fuir et se cachèrent chez nous sur terre, sous toutes sortes de déguisements. La plupart d'entre eux partirent vers l'Egypte, où pour plus de sécurité, ils prirent des formes animales, comme c’est géneralement connu. C’est dans de similaires conditions que les pauvres dieux païens durent prendre la fuite, et sous toutes sortes de déguisements, chercher un abri dans les cachettes les plus éloignées, alors que le vrai Maitre du monde plantait sa croix en bannière sur son château fort céleste et que les zélateurs iconoclastes, la bande noire de moines, détruisaient tous les temples et pourchassaient les dieux avec leur furie et leur malediction. Plusieurs de ces pauvres émigrés, sans abri ni ambroisie, durent alors se trouver un emploi manuel afin de pouvoir au moins gagner leur cher pain. Dans de telles circonstances, plusieurs de ceux dont les bosquets sacrés avaient été confisqués durent travailler, chez nous en Allemagne, en tant que bûcherons jounaliers et boire de la bière à la place du nectar.

Apollon sembla s’être accomodé de ses besoins en travaillant auprès d’éleveurs de bétail et vivait alors en Basse-Autriche où il devint suspect à cause de la beauté de son chant; un jour, alors qu’il faisait praire les vaches d’Admestos, il fut reconnu par un moine savant en tant que vieux dieu enchanteur et païen et fut livré aux tribuneaux éclésiastiques. Sous la torture, il reconnut qu’il était le dieu Apollon. Avant son exécution, il demanda qu’on lui permette de jouer une dernière fois à la cithare et de chanter une chanson.

Il joua d’une façon tellement émouvante et chanta avec un tel ravissement tout en maintenant un visage et une stature si beaux, que toutes les femmes se mirent à pleurer et même plusieurs tombèrent plus tard malades, si grande était leur émotion.

Quelque temps plus tard, on voulu le retirer de sa tombe pour lui planter un pieu à travers le corps, sur la base qu’il a du être un vampire, et que, par ce moyen souverain, les femmes malades pourraient guérir; mais on trouva son tombeau vide. Je ne suis pas en mesure de fournir de nombreux détails quant au sort de Mars, le dieu de la guerre, depuis la victoire des chrétiens. Je suis porté à croire qu’il a du faire usage de la loi du plus fort durant la période féodale. Il rencontra à Boulogne le neveu du bourreau de Münster, le long Schimmelpennig et ils y eurent un entretien duquel je ferai part dans un autre endroit. Quelque temps auparavent, il servit à Frondsberg en sa qualité de valet de ferme, et était présent, durant la prise d’assaut de Rome où il fut certainement pris d’amertume, alors qu’il vit la honteuse dévastation de sa vielle ville préférée, celle des temples où il était lui-même vénéré, ainsi que celle des temples de ses parents. Après la grande retraite, le sort subi par Bacchus était encore meilleur que celui de Mars ou d’Appolon et la légende raconte ce qui suit :

Au Tyrol se trouvent de grands lacs entourés de fôrets dont les arbres à hautes cîmes se reflettent magnifiquement sur le bleu de leurs flots. Les arbres et les eaux bruissent d’une façon si secrète que le promeneur solitaire est pris d’un sentiment bizarre. Sur le rivage de l’un de ces lacs, se trouve la hutte d’un jeune pêcheur qui se nourrit du produit de sa pêche et qui aussi pratique le métier de batelier, quand un quelconque voyageur souhaite traverser le lac.

Il possaidait une grande barque qui se trouvait attachée à de vieux troncs d’arbres, non loin de la demeure où il habitait en solitaire.

Un jour, durant la période de l’équinoxe de l’automne, vers minuit, il entendit taper à sa fenêtre et comme il s’approcha de la porte, il vit trois moines dont les têtes étaient profondément enfouies dans leurs frocs et qui semblaient être très pressés. Un d’entre eux le pria en hâte de leur prêter sa barque et promit de la ramener quelques heures plus tard au même endroit. Les moines étaient au nombre de trois et le pêcheur, qui dans de pareilles circonstances ne pouvait hésiter longtemps, détacha la barque et pendant qu’ils y embarquèrent et s’engagèrent sur le lac, retourna vers sa hutte pour reprendre son sommeil. Tout jeune, comme il était, il s'endormit aussitôt, mais fut réveillé quelques heures plus tard par le retour des moines; comme il s’approcha, l’un d’eux lui pressa dans la main une pièce d’argent pour le prix de le traversée et tous les trois quittèrent en hâte les lieux. Le pêcheur alla jetter un coup d’œil sur la barque et la trouva solidement attachée. Ensuite il s’agita, et non à cause de l’air frais de la nuit. Un frisson étrange avait traversé ses membres et son cœur s’était presque glacé quand le moine qui lui avait remis le prix de la traversée avait effleuré sa main; les doigts du moine étaient de glace. Il se passa plusieurs jours avant que le pêcheur ne puisse oublier cet événement. Finalement, la jeunesse se chasse de l’esprit tout ce qui est macabre, et le pêcheur ne pensa plus à cet événement jusqu’à l’année suivante, où également durant la période de l’équinoxe de l’automne, vers minuit, on tapa à la fenêtre, et de nouveau il vit les trois moines déguisés apparaitre, et en hâte, réclamer la barque. Le pêcheur leur céda la barque, cette fois avec moins de soucis, et comme ils retournèrent quelques heures plus tard et que l’un des moines lui pressa furtivement l’argent dans la main, il sentit de nouveau, avec un frisson de terreur, ses doigts glacés. Le même événement se répéta chaque année, à la même période et de la même manière, et finalement, alors que le jour de la septième année approchait, le pêcheur fut pris d’un violent désir de connaitre, à tout prix, le secret qui se cachait derrière les trois frocs en question. Il installa dans la barque tout un jeu de filets qui pouvaient constituer une cachette où il pourrait lui-même se faufiler pendant que les moines s’embarquent. Comme il s’y attendait, les sombres clients arrivèrent vraiment à l’heure attendue et le pêcheur réussit à se cacher inapperçu sous les filets et à participer à la traversée. A son étonnement, celle-ci ne dura que peu de temps, tandis que lui-même avait besoin de plus d’une heure avant de pouvoir atteindre le rivage opposé; son étonnement fut encore plus grand quand il vit, ici même, dans des parages qui lui étaient si familiers, une grande clairière qu’il n’avait jamais vu auparavent, entourée d’arbres appartenant à une famille végétale tout à fait étrangère. D’innombrables lampes pendaient des arbres, des vases avec de la résine flamboyante étaient posés sur de hauts socles et en même temps la lune était si claire que le pêcheur pouvait voir la foule humaine qui y était rassemblée comme en plein jour. Il y avait plusieurs centaines de personnes, des jeunes gens et des jeunes femmes, la plupart beaux comme un astre, malgré que leurs visages étaient aussi blancs que du marbre, et cette condition, s'ajoutant à leurs vêtements qui consistaient en de blanches tuniques très hautement retroussées avec des bordures pourpres, leur donnait l’apparence de statues ambulantes.

Les femmes portaient sur la tête des couronnes, faites de feuilles de vigne, soit naturelles, ou bien aussi, préparées avec des fils d’or ou d’argent et les cheveux étaient en partie tressés en couronne au dessus de la raie, et aussi en partie, pendaient à partir de cette même couronne en boucles désordonnées sur le cou. Les jeunes gens portaient aussi des couronnes de feuilles de vignes sur la tête.

Aussi bien les hommes que les femmes se précipitèrent en jubilant et en brandissant des batons dorés, recouverts de feuilles de vigne, pour souhaiter la bienvenue aux nouveaux venus. L’un d’eux retira son froc, s’en débarrassa et l’on put voir un garçon à l’aspect insolent, d’un âge ordinaire et qui avait un visage répugnant, voire même impudique de volupté, pouvu d’oreilles de bouc pointues et qui étalait une sexualité ridicule, exagérée et choquante au plus haut niveau. L’autre moine retira également son froc et l’on vit un patapouf tout aussi nu, sur la tête chauve duquel, des femmes espiègles plantèrent une couronne de roses. La face des deux moines était blanche comme neige, d’ailleurs comme celle du reste de la réunion. Le visage du troisième moine parut également blanc comme neige, alors, qu’avec un simple sourire, il fit glisser le capuchon de sa tête. Tandis qu’il dénouait le cordon autour de la taille de son froc et qu’il jettait son habit religieux sale, avec degoût, loin de lui, à coté de la croix et du rosaire, on pu voir dans une tunique étincellante de diamants, une merveilleuse figure d’adolescent d’une noble harmonie, sauf que les hanches rondes et la taille mince avaient quelque chose de féminin. Ses lèvres douces et bombées ainsi que ses traits estompés et flous donnaient à l’adolescent un aspect quelque peu féminin; cependant son visage reflétait une expression d’une certaine audace et d’un heroisme presque insolent. Les femmes, le cajolant avec une exaltation sauvage, lui posèrent une couronne de lierre sur la tête et lui couvrirent les épaules d’une superbe peau de léopard. Au même moment, on vit arriver un char de triomphe doré, à deux roues, attelé par deux lions et sur lequel le jeune homme s’instala digne et impérieux avec un regard serain. Il mena le farouche attelage avec des rênes de pourpre. A la droite de son char, marchait un de ses companions sans froc, dont les gestes luxurieux et les excès indécents, mentionnés plus haut, amusait le public, tandis que son companion, le patapouf chauve que les femmes joyeuses avaient monté sur un âne, avançait sur le côté gauche du char avec une coupe en or dans la main, et qu’on lui remplissait sans cesse de vin.

Le char avançait lentement, et derrière lui les hommes et les femmes, avec leurs couronnes en feuilles de vigne, dansaient et tournoyaient avec exubérance.Au devant du char, avançait l’orchestre de la cour du triomphateur: Le beau jeune homme jouflu avec une double flûte dans la bouche; ensuite les batteuses de tambourin avec leur juppes hautement retroussées qui battaient la peau du tambour avec le revers de leurs mains; ensuite la très gracieuse belle au triangle; ensuite les clairons, des jeunes aux pieds de bouc, avec des visages beaux mais lascifs, qui soufflaient leurs fanfares sur des cornes d’animaux ou des coquillages marins qu’ils brandissaient d’une façon singulière; ensuite les joueurs de luth –

Cependant, cher lecteur, j’oublie que, vu tu es très cultivé et très éduqué, tu as dû, depuis longtemps remarquer qu’il s’agit ici d’une Bacchanale, d’une fête de Dionysus. Tu as dû, assez souvent, voir sur de vieux bas reliefs ou sur des gravures en cuivre des ouvrages archéologiques, les cortèges de triomphe qui glorifient ces dieux et avec ton éducation classique, tu ne pourrais vraiment jamais plus t’épouventer quand parfois, dans l’isolement nocturne d’une forêt, une si belle apparition qu’un cortège de Bacchus, entouré de ces personnages, tous ivres qui lui appartiennent, se manifeste physiquement sous tes yeux – Le plus que tu puisses sentir serait un voluptueux frisson, une estétique terreur, en regardant cette pâle réunion, ces gracieux phantômes qui se libérèrent des sarcophages de leurs monuments funéraires ou des cachettes de leurs temples en ruine afin de pratiquer, une fois de plus, l’ancien et joyeux rite des dieux, afin de célébrer, encore une fois, avec des jeux et de la danse, la marche triomphale du libérateur divin, du sauveur de la sensualité, afin de danser, une fois encore, les danses joyeuses du paganisme ainsi que le cancan du monde ancien, de danser sans déguisement hypocrite, sans l’intervention du sergent de ville d’une morale spirituelle, avec la folle liberté des jours anciens, poussant des cris d’allégresse, déchainés, jubilant : « Evoe Bacche ! »

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