Geoffroy Rudèl et Melisande de Tripoli

Text by Heinrich Heine (1797-1856)
Traduit en français par Joseph Massaad 

 deutsch - english


Au château de Blay, on peut voir
Sur les murs les tapisseries,
Brodées par les mains habiles
De la Comtesse de Tripoli.

Elle y a brodé toute son âme,
Et des larmes d'amour ont aussi
Jeté un sort sur l'image de soie,
Qui représente la scène qui suit:

Comment la Comtesse aperçut
Rudèl sur le rivage, en train de mourir,
Et dans ses traits, elle reconnut
L'objet des son ardent désir.

Rudèl aussi, vit ici,
Pour le première et dernière fois,
En réalité, la dame,
Qui, si souvent, en rêve l'enchanta.

La Comtesse l'enlace avec amour,
Alors que, vers lui, elle se penche;
Elle embrasse sa bouche, pâle comme la mort,
Qui chanta si joliment ses louanges!

Hélas! Le baiser de la bienvenue
Devient aussi celui de l'adieu des cœurs,
Et ils vidèrent ainsi le calice
D'une haute joie, d'une profonde douleur.

Au château de Blay, chaque nuit,
Il y a un bruissement, crépitement, frémissement,
Les figures de la tapisserie,
Se mettent à vivre, soudainement.

Le troubadour et la dame secouent
Les membres endormis, comme une ombre,
Sortent hors du mur et se baladent,
Un peu partout, dans les salles sombres.

Des petits secrets, tristes et doux,
Des fôlatreries douces, des chuchotements intimes,
Et, venus du temps des troubadours,
Des galanteries posthumes.

«Geoffroy! Mon coeur mort
Est réchauffé par ta voix;
Dans la braise, si longtemps éteinte,
C'est une nouvelle lueur que j'aperçois! »

«Melisande! Bonheur et fleur!
Quand je regarde tes yeux, je revis.
Il n'y a que mes douleurs
Et mes peines d'ici-bas qui ont péri.»

«Geoffroy! Nous nous sommes aimés jadis
En rêve, et maintenant, dans la mort.
Celui qui accomplit ce miracle
Est bien le dieu Amor.»

«Melisande! Qu'est un rêve?
Qu'est la mort? Des sons pleins de vanité.
Il n'y a de vérité qu'en amour,
Et je t'aime, éternelle beauté. »

«Geoffroy! Que le calme est confortable,
Dans la salle, avec un clair de lune pareil;
Je ne voudrais plus me balader le jour,
À l'extérieur, dans la lumière du soleil. »

«Melisande! Chère folle,
Tu es toi-même lumière et soleil,
Là où tu passes, le printemps fleurit,
Et l'amour de Mai bourgeonne avec merveille! »

Ainsi flirtent et se baladent
Les deux fantômes, toute la soirée,
Aussi longtemps que le clair de lune
Filtre à travers la fenêtre cintrée.

Mais finalement l'aurore arrive
Et chasse les doux fantômes, loin d'ici;
Ces derniers glissent, timides,
Dans le mur, dans la tapisserie.