Voyage nocturne

Text by Heinrich Heine (1797-1856)

Traduit en français par Joseph Massaad 

 deutsch


La mer était houleuse, derrière les sombres nuages,
La lune timide nous épia;
Et comme nous montâmes dans la barque,
Nous étions au nombre de trois.

Les coups de rames clapotaient dans l'eau,
Avec une contrariante uniformité;
Des vagues à écumes blanches bruissaient vers nous,
Et tous les trois nous fûmes mouillés.

Elle se tint dans la barque si blême, si svelte,
Si immobile et si sage,
Comme si elle était une statue de marbre romaine,
De Diane, la vraie image.

La lune s'est complètement cachée.
Le vent nocturne souffle, froid;
Haut, au-dessus de nos têtes, résonne
Soudain, une perçante voix.

C'était la fantomale mouette blanche,
Et, à cause de ce méchant cri d'effroi,
Qui résonna macabre comme un avertissement,
Nous fûmes épouvantés tous les trois.

Suis-je en délire?
Est-ce une vision fantomale de nuit?
Suis-je dupé par un rêve? Je rêve
D'une sorte de lugubre folie.

Lugubre folie! Je rêve
Que je suis le Sauveur,
Et que je porte la grande croix,
Avec loyauté et torpeur.

La pauvre belle est hautement tourmentée,
Moi, par contre, je vais la libérer
De la honte et du péché, de la tourmente et du besoin,
Et des mauvais propos de ce monde ordurier.

Ne frémis point, pauvre beauté,
À cause de ce remède acrimonieux;
Je vais, moi-même, t'offrir la mort,
Même si mon cœur se brise en deux

Ô folie, rêve lugubre,
Démence et frénésie!
La nuit devient gouffre, la mer devient criarde,
Ô Seigneur! tiens-nous compagnie!

Reste avec moi, Seigneur miséricordieux!
Miséricordieux Seigneur Schaiddai!
Ça s'écroule dans la mer, avec fracas, hélas!
Schaddai! Shaddai! Adonai!

Le soleil se leva, nous accostâmes,
Le mois de Mai était fleuri et chaleureux!
Et tandis que nous débarquâmes,
Nous n'étions plus que deux.