Les ânes électeurs

Text by Heinrich Heine (1797-1856)

Traduit en français par Joseph Massaad 

deutsch - english


La liberté, en fin de compte, on s'en lasse
Et les animaux de la république démocrate
Souhaitaient que l'on fasse place
À un régent unique et autocrate.

On se réunit par espèce animale,
Des bulletins de vote furent préparés;
Partout régnait une furie partisane,
Toutes sortes d'intrigues furent pratiquées.

Le comité des ânes était régi
Par les Vieux- Longues-Oreilles;
Leurs têtes étaient garnies,
D'une rosace noire-rouge-vermeil.

Les chevaux avaient un petit parti,
Mais il n'osait pas se prononcer;
Il craignait les vociférations et les cris
Du Vieux-Longues-Oreilles enragé.

Un Vieux- Longues-Oreilles interrompit celui
Qui osa proposer la candidature d'un cheval.
Il l'interjeta en poussant de hauts cris
Et dis : Ta traîtrise est colossale!

Tu es un traître; aucune goutte
De sang d'âne ne coule dans tes veines;
Tu n'est pas un âne, je crois, sans aucun doute,
Que tu fus mis au monde par une jument romaine.

Ton origine serait zèbre, peut-être,
Ta peau est zébrée en apparences;
Même ta voix, au son nasal, peut paraître
Egypto-hebraïque de par sa résonance.

Et même si tu n'étais pas étranger,
Tu ne serais qu’un âne séculaire et froid;
Tu ne connais pas la nature innée des ânes
Ni le mysticisme qu’ils portent en soi.

Moi , par contre, c'est dans cette douce torpeur
Que j'ai submergé mon âme;
Je suis un âne jusqu'au fond du cœur,
Et chaque poil de ma queue est âne.

Je ne suis ni petit Romain ni esclave;
Je suis un âne Allemand,
Tout comme mes pères. Ils étaient si braves,
Si productifs, si raisonnables et si vaillants.

Pour eux point de galanteries,
Ces jeux frivoles et malsains.
Ils trottaient, chaque jour, frais, pieux, libres et réjouis,
Avec leurs sacs jusqu'au moulin.

Nos pères ne sont pas morts! Dans le tombeau,
Ce n'est que leurs peaux qui reposent,
Leurs dépouilles mortelles. C'est à partir de là-haut,
Dans le ciel, que leur regard, satisfait, sur nous se pose.

Oh ! Ânes, transfigurés dans la lumière et la gloire!
Nous aspirons toujours à vous ressembler,
Et à ne jamais dévier de la voie du devoir,
Même pas d'une seule petite coudée.

Oh! Quel bonheur que d'être un âne. Quelle joie!
Un petit-fils des Longues-Oreilles.
Je voudrais le crier sur tous les toits
Que je suis né avec un chance pareille.

Le puissant âne qui m'a procréé,
Était Allemand de souche;
Et, du sein de ma mère, j'ai sucé
Du lait d’âne allemand, à pleine bouche.

Je suis un âne et, en tant que tel,
Je voudrais, comme mes pères, les vieux,
À la chère vielle ânerie rester fidèle,
Et maintenir l'ère des ânes fabuleux.

Et, car je suis un âne, je vous conseille
De choisir un âne comme roi;
Nous fonderons un empire sans pareil,
Où uniquement les ânes font loi.

Nous sommes tous des ânes. Hi-han! Hi-han!
Nous de dépendons pas du cheval infâme.
Cheval, tire-toi! Vive le roi! Hourra!
Le roi de la lignée des ânes!

Ainsi parla l'orateur. Dans la salle
Les ânes applaudissent bien fort
Mûs par une ardeur nationale,
Leurs sabots tapent et tapent encore.

La tête de l'orateur est garnie
D'une couronne en chêne;
Il remue sa queue, il remercie
Muet et ravi, à l'extrême.