Le crépuscule des Dieux

Text by Heinrich Heine (1797-1856)
Traduit en français par Joseph Massaad 

deutsch - english


Le mois de Mai est là avec ses lumières dorées
Et ses brises soyeuses et ses parfums épicés,
Et, avec les blanches floraisons, nous attire, chaleureux,
Et nous salue avec des milliers d'yeux de violettes bleues,
Et répand son tapis vert, riche en fleurs,
Où le matin entre-tisse sa rosée et le soleil sa lueur,
Et appelle à lui les enfants de Dieu, les bien-aimés.
Le peuple stupide répond à cet appel premier.
Les hommes portent, faits de nankin, leurs pantalons
Et des vestes du dimanche avec de brillants boutons;
Avec des airs d'innocence, les femmes s'habillent en blanc;
Les jeunes gens bouclent leurs moustaches de printemps;
Les jeunes filles font bomber leur gorges;
Les poètes de ville fourrent dans leurs poches
Papier, crayons et des lorgnettes; et jubilant,
La foule se dirige vers le portail en tortillant,
Et s'installe dehors sur le gazon vert,
Admirant la diligence des arbres à pousser en l'air,
Jouant avec les délicates petites fleurs à mille couleurs,
Écoutant le chant des petits oiseaux, enchanteur,
Et jubilant vers le bleu, là-haut de la voûte céleste.

Mai vint aussi vers moi. C'est trois fois, du reste,
Qu'il frappa à ma porte en s'écriant: Je suis Mai,
Viens, blême rêveur, viens, je veux t'embrasser!
Je gardai ma porte verrouillée, en m'écriant:
C'est en vain que tu me tentes, mauvais plaisant.
Je t'ai démasqué, j'ai démasqué l'ordre entier
De tout l'univers; j'ai bien regardé en profondeur
Et toute la joie s'est dissipée, et dans mon cœur
D'éternelles tourmentes se sont installées.
Je vois à travers les dures carapaces des demeures
De pierres des hommes et de leurs cœurs,
Et je vois déception et misère dans les deux mensonges.
Je lis des pensées bien perverses sur leurs visages.
Dans le rougissement de la jeune femme, j'arrive à lire
Une secrète luxuriance, un frémissement de désir;
Je vois la jeunesse, sur son enthousiaste et fière tête,
Porter son ironique et multicolore marotte.
Et, sur cette terre, je ne vois que caricatures
Et ombres malsaines, je ne saurais dire
S'il s'agit d'une maison d'aliénés ou d'un hôpital.
Je vois, comme si elle était faite de cristal,
Jusqu'au fond de cette vieille terre, je vois l'horreur
Que le mois de Mai avec sa verte et joyeuse couleur
Essaye en vain de couvrir. Je vois les morts, en bas;
Ils gisent immobiles dans leurs cercueils étroits,
Les mains pliées, les yeux ouverts tout grands,
Le visage blanc, l'habit également blanc,
Rampant à travers leurs bouches, des vers jaunes.
Je vois le fils qui s'assied avec sa courtisane,
À passer le temps, au-dessus de la tombe de son père;
Tout autour les rossignols chantent des chants railleurs;
Les douces fleurs des prés rient malicieusement;
Dans sa tombe, le père défunt s'agite nerveusement;
Et la vieille mère terre tressaille douloureusement.

Pauvre terre, je connais tes souffrances, et comment!
Je vois la braise faire rage dans ton sein,
Et je vois tes mille veines saigner sans fin,
Et je vois comment ta blessure s'ouvre en trou béant,
Duquel coule de la fumée, de la flamme et du sang.
Je vois, grimpant de leurs sombres abîmes, défiants et géants,
Tes fils, cette progéniture des premiers temps,
Brandissant de leurs mains de rouges flambeaux;
Ils installent leurs échelles de fer, vers le haut,
Et déferlent sauvagement vers la citadelle des cieux;
Et des nains noirs grimpent derrière eux;
Et toutes les étoiles dorées se consument en craquant.
Avec une main impie on déchire le rideau doré de devant
La tente de Dieu. Un groupe d'anges, de toute piété,
Tombe sur la face, poussant des hurlements effrayés.
Le Dieu tout blême est assis sur son trône,
Il se tire les cheveux, il s'arrache la couronne.
Et la horde sauvage s'approche, toujours plus près.
Les géants lancent leurs torches enflammées
Dans le vaste royaume céleste, les nains s'acharnent
À battre le dos des anges avec des fouets de flammes;
Ils se tordent dans un tortillement douloureux,
Et sont tirés et lancés au loin par les cheveux;
Et j'y vois aussi mon propre ange à moi,
Avec ses boucles dorées et ses traits doux, là-bas,
Ayant autour de la bouche un amour éternel,
Et de la béatitude dans ses yeux couleur ciel.
Et un lutin noir, d'une hideuse laideur,
Soulève mon ange tout pâle du sol avec vigueur,
Zeyeute ses nobles membres avec un ricanement,
L'enlace avec fermeté, l'embrasse tendrement.
Et un cri résonne, strident à travers tout l'univers,
Les colonnes se brisent, le ciel et la terre
S'effondrent, et le règne de la nuit ancienne s’installe.