Atta Troll. Songe d'une nuit d'été

Text by Heinrich Heine (1797-1856)
Traduit en français par Joseph Massaad 

Caput XXII - deutsch

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Phoebus, dans son fiacre de soleil,
Fouettait ses chevaux de feu,
Et avait déjà parcouru la moitié
De sa randonnée dans les cieux,

Pendant qu'étendu, endormi,
Je rêvai d'ours et d'esprits,
Qui s'entrelaçaient bizarrement,
Des arabesques en folie!

C'était midi, quand je me réveillai,
Et je me trouvai seul sur place.
Mon hôtesse et Laskaro
Etaient partis tôt à la chasse.

Dans la cabane, il ne resta
Que le carlin. Il se tint droit
Au foyer, devant la marmite,
Avec une cuiller entre les pattes.

Il parut excellemment dressé,
Quand la soupe dépassait,
Tout de suite, il s'affairait,
Pour pouvoir l'écumer.

Mais, suis-je moi-même ensorcelé?
Ou bien est-ce la fièvre qui brûle
Encore dans ma tête? J'arrive à peine
A croire mes oreilles - Le carlin parle!

Oui, il parle, et même avec un dialecte
Souabe, bien agréable; Rêvant,
Comme perdu dans ses pensées,
Il parle avec le style suivant:

« O, pauvre de moi, poète Souabe!
Je dois languir, de cette triste manière,
A l'étranger, en tant de carlin maudit,
Pour garder la marmite de la sorcière!

La magie est un crime fort
Infâme! Que mon sort
Est tragique: se sentir humain
Dans la carcasse d'un chien!

Ah, si j'étais resté au pays,
Avec les camarades de classe chéris!
Ils n'ensorcellent aucun homme,
Ils ne sont pas maîtres en magie.

Ah, si j'étais resté au pays,
Près de Karl Meyer, de ces douces
Petites violettes jaunes de la patrie,
Et des soupes à la saucisse!

Aujourd'hui, je meurs presque de nostalgie -
Je ne voudrais voir rien que la fumée qui s'achemine
En l'air par les cheminées de Stuttgart,
Quand ce sont des nouilles qu'on y cuisine! »

Alors que j'entendis ces propos, je fus
Profondément touché; je fis un bond
Hors du lit, et m'installant à la cheminée,
Je parlai ainsi avec compassion:

« Noble poète, comment as-tu abouti
Dans ce repère de magiciens?
Et pourquoi t'a-t-on, si cruellement,
Transformé en chien? »

Mais, ce dernier répondit avec joie:
« Ainsi, vous n'êtes pas Français?
Vous êtes Allemand et avez compris
Mon monologue secret?

Ah, cher compatriote, quel malheur
Que Kölle, le conseiller de légation,
Alors qu'avec du tabac et de la bière,
Dans les bistrots, nous discutions,

Revenait toujours sur la même thèse:
Ce n'est qu'après avoir voyagé,
Que l'on arrive à une formation telle, celle
Qu'il a lui-même ramené de l'étranger!

Afin de débarrasser mes pieds
De la rude croûte qui s'y était accumulée,
Et, comme Kölle, afin d'acquérir
Les usages mondains les plus raffinés,

Je pris congé du pays,
Et voyageant, pour m'éduquer,
J'arrivai jusqu'à la cabane d'Uraka,
Située dans les Pyrénées.

Je lui ramenai une lettre de recommandations,
Venant de Justinius Kerner; je ne pensai guère
Au fait que cet ami pouvait
Etre en relation avec des sorcières.

Uraka m'accueillit amicalement,
Mais je vis se développer, avec terreur,
Cette amitié, qui, finalement
Dégénéra en une sensuelle fureur.

Oui, la lubricité s'avivait, hideuse,
Dans le sein, en train de flétrir,
De cette vieille salope débauchée,
Et elle voulut me séduire.

Mais je suppliai: Ah, excusez-moi,
Madame; Je ne suis pas un goethe-ien
Frivole, c'est à l'école de poésie
Souabe que j'appartiens.

La moralité est notre muse,
Et elle porte des pantalons cousus
D'un cuir épais - De grâce
Ne portez pas atteinte à ma vertu!

D'autres poètes ont de l'esprit,
D'autres ont de la passion,
Et d'autres de la fantaisie, mais la vertu,
Ce sont nous, poètes Souabes, qui l'avons.

C'est notre unique possesion!
Ne volez pas le manteau de mendicité
A la fois, religieux et moral
Qui couvre ma nudité!

Ainsi parlai-je, mais ironiquement,
La femme sourit, et c'est en souriant
Qu'elle prit du gui en baguette,
Avec laquelle elle m'effleura la tête.

J'eus aussitôt une sensation anormale
De froid, comme si une peau d'oie
Me recouvrait les membres.
Cependant, ce n'était pas

Une peau d'oie, bien davantage,
C'était une peau de chien.
Dès cette heure fatale, je fus transformé,
Comme vous le voyez, en carlin! »

Pauvre coquin! A force de sanglots,
Il ne pouvait plus placer un mot,
Et il pleura tant, qu'il faillit
Verser des larmes à flot.

« Ecoutez, » dis-je avec tristesse,
« Je pourrai peut-être vous libérer
De la peau de chien et vous rendre
L'art de la poésie et votre humanité? »

Mais ce dernier leva les pattes en l'air
Plein de désespoir et inconsolé,
Et, avec soupirs et gémissements,
Finalement, il se mit à parler:

« Je resterai emprisonné dans la peau du carlin
Jusqu'au jour du jugement dernier,
A moins que la magnanimité d'une pucelle,
De cette malédiction, vienne me libérer.

Oui, seule une pure jeune vierge
Qu'aucun homme n'a encore touché,
Et qui puisse fidèlement satisfaire
La condition suivante, pourra me libérer:

Dans la nuit de la Saint Sylvestre,
Cette jeune vierge pure devra lire
Les poèmes de Gustave Pfizer,
Sans, toutefois, s'endormir!

Si elle reste éveillée durant la lecture,
Si elle ne ferme pas ses yeux purs -
Je serais alors désensorcellé, en humain,
je respirerais, je ne serais plus carlin! »

« Hélas, dans ce cas, » dis-je,
« Je ne pourrai, sur le plan personnel,
Entreprendre cette délivrance, car premièrement,
Je ne suis pas une pure jeune pucelle,

Et deuxièmement, je serais
Encore bien moins capable de lire
Les poèmes de Gustave Pfizer,
Sans, ce faisant, m'endormir. »

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