Atta Troll. Songe d'une nuit d'été

Text by Heinrich Heine (1797-1856)
Traduit en français par Joseph Massaad 

Caput XXI - deutsch

Avant-propos | I | II | III | IV | V | VI | VII | VIII | IX | X | XI | XII | XIII | XIV | XV
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Des argonautes qui, sans bateau, à pied,
En montagne, poursuivent leur course,
Et, qui à la place de la toison d'or,
Ne visent que la peau d'un ours -

Ah, nous ne sommes que de pauvres diables,
Des héros d'une moderne façon,
Et un misérable poète
Nous éternisera en chansons!

Et pourtant nous avons souffert
De grosses détresses! Quelle pluie,
Que celle qui nous tomba sur la coupole,
Sans aucun arbre, ni fiacre, comme abri!

Pluies torrentielles! ( Le bandage herniaire éclata . )
Il pleuvait à pleins seaux!
En Colchide, Jason ne fut certainement pas
Mouillé par de pareilles chutes d'eau.

« Un parapluie! je donne
Trente six rois, à présent
Pour un parapluie! » criai-je,
Tandis que l'eau tombait à torrents.

Comme des caniches qu'on aurait arrosé,
Morts de fatigue, très en colère,
Nous fûmes de retour, tard dans la nuit,
Dans la cabane élevée de la sorcière.

Là, dans la clarté du foyer,
Uraka était assise, elle peignait
Son grand et gros carlin,
Mais elle l'envoya vite promener,

Afin de s'occuper de nous.
Elle me débarrassa de mes espadrilles,
Cet attirail des pieds, si incommode,
Elle prépara mon lit,

Elle m'aida à me déshabiller,
Me retira les pantalons, également,
Qui, comme l'amitié d'un malotru,
Me collaient aux jambes, fidèlement.

« Une robe de chambre! Pour une robe de chambre
Sèche, trente six rois! » criai-je alors,
Tandis que la chemise mouillée
Dégageait des vapeurs de mon corps.

Grelottant, claquant des dents,
Je restai au foyer un moment.
Comme assoupi par le feu, je me laissai
Tomber sur ma litière, finalement.

Je ne pus dormir, clignotant des yeux,
Je regardai la sorcière assise à la cheminée,
Ainsi que le torse nu de son fils,
Qu'elle était en train de déshabiller,

Le tenant sur ses genoux. Le gros carlin
Se tenait droit à son côté,
Et, dans les pattes de devant
Tenait un petit pot avec habilité.

Uraka prit du petit pot
Une graisse rouge et l'étala
Sur la poitrine et les côtes de son fils,
Elle frotta hâtivement, frotta et trembla.

Et pendant qu'elle frottait et oignait,
Elle fredonna une petite berceuse
Au son nasillard et fin; entre-temps, les flammes
Du foyer pétillèrent d'une façon curieuse.

Jaune et osseux, comme un cadavre,
Le fils se tenait sur les genoux de sa mère;
Ses yeux blêmes, tristes comme la mort,
Regardaient fixement, grands ouverts.

Serait-il vraiment un mort,
A qui la mère, chaque nuit,
Avec une puissante pommade de sorcière,
Frictionne la vie par magie?

Etrange demi-sommeil enfiévré!
Avec des membres de plomb, fatigués,
Comme attachés, et, où l'esprit demeure
Surexcité, horriblement réveillé!

Comme l'odeur des herbes dans la pièce
Pouvait me tourmenter! Péniblement,
Je me creusai la tête pour me rappeler
Où j'avais déjà senti une telle odeur? Vainement.

Comme le courant d'air dans la cheminée
Pouvait m'angoisser! Ça avait bien l'air
D'être le gémissement de pauvres âmes desséchées-
Ces voix me semblèrent bien familières.

Mais je fus surtout tourmenté
Par les oiseaux empaillés,
Qui, sur une planche, à la tête
De ma couche, m'épiaient.

Ils bougèrent leurs ailes et se penchèrent
Vers moi, horriblement lents,
Avec leurs longs becs,
Ressemblants à des nez de gens.

Ah! Où aurais-je déjà vu
De tels nez? A Francfort dans une rue,
Ou bien à Hambourg? Mon souvenir
S'assombrit péniblement de plus en plus!

En fin de compte, je fus
Maîtrisé par le sommeil,
Et un rêve solide et sain
Remplaça les fantasmes de l'éveil.

Et je révai que la cabane soudain
Devint une salle de bal,
Supportée de hautes colonnes,
Et éclairée par des girandoles.

D'invisibles musiciens jouaient
Les danses des nonnes, malfamées,
Tirées de « Robert-le-diable »;
J'y allai, en solitaire, me promener.

Mais, finalement, les portes s'ouvrent
Entièrement, et l'on voit arriver,
D'un pas solennel et lent,
De bien surprenants invités.

Rien que des ours et des fantômes!
On voit les ours, debout, menant
Chacun un des fantômes,
Emmitouflés d'un linceul blanc.

Accouplés ainsi, il commencèrent
A valser, de part et d'autre traversant
La salle. Curieux spectacle!
A la fois comique et terrifiant!

Car il était sincèrement pénible
De tenir le pas, pour ces ours si lourds,
Comparés à ces figures blanches et légères,
Qui, si facilement, tourbillonnaient tout autour.

Ces pauvre bêtes étaient arrachées,
De partout, sans aucune pitié,
Et leurs halètements semblaient être
Aussi bruyants que les bourdons d'orchestre.

Les couples se valsaient parfois
Sur le corps, et l'ours administrait alors
Au fantôme qui l'avait cogné,
A l'arrière, quelques coups de pieds.

Parfois aussi, dans la tumulte de la danse,
Il arrivait à l'ours d'arracher
Le linceul de la tête de son partenaire,
Et une tête de mort apparaissait.

Finalement, les trompettes et les cymbales,
Avec jubilations, se mirent à sonner,
Et les timbales grondèrent,
Et la galopade fit son entrée.

Je ne pus terminer ce rêve,
Car un ours bien épais
Me marcha sur les cors aux pieds,
Si bien que je criai et me réveillai.

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