Le dieu Apollon

Text by Heinrich Heine (1797-1856)

Traduit en français par Joseph Massaad 

 deutsch


1

Le couvent est bâti sur un haut rocher,
Et le Rhin bruit, suivant son cours devant lui,
La jeune nonne regarde à travers la fenêtre grillagée
Et prête l'oreille au moindre bruit.

Là fabuleux, un petit bateau voyage
Illuminé par la lueur du soir;
Son fanion est d'un coloré voilage;
Il est couronné de lauriers et de fleurs.

Un beau freluquet aux boucles blondes
Se tient au milieu des deux bords;
Son habit, coupé à l'ancienne mode,
Est de pourpre, brodé de fils d'or.

Là, à ses pieds, sont placées
Neuf femmes en marbre, bien faites;
Les tuniques, hautement retroussées,
Entourent leurs corps si sveltes.

Le chant de celui aux boucles d'or résonne
Accompagné d'un jeu de lyre, gracieux ;
La chanson perce le cœur de la pauvre nonne,
Et y brûle comme du feu.

La nonne se signe, et de nouveau,
La nonne fait le signe de la croix;
La croix ne chasse pas ce tourment si beau,
Elle ne bannit pas cette amère joie.

2

Je suis le dieu de la musique,
Vénéré sur toutes les places;
Mon temple était, dans la Grèce antique,
Erigé sur le Mont Parnasse.

Je me suis souvent assis,
Sur le Mont Parnasse, en Grèce,
Au bord de la douce source de Castalie,
A l'ombre des cyprès.

Les sœurs s'assirent là,
Vocalisant autour de moi;
Ça résonne et ça chante la-la, la-la!
En causeries, en rires et en éclats.

À partir du bois, on entend parfois,
Le son d'un cor tra-ra, tra-ra!
Artémisie chassait dans le bois,
Ma fière petite sœur à moi.

J'ignore comment cela m'a pris:
Il m'a suffit de siroter
De l'eau de Castalie,
Et me lèvres se mirent à résonner.

Je chantais -- et c'est comme si la lyre
Résonna presque toute seule, grisante et vive;
Il m'a semblé voir Daphné s'enfouir,
Derrière un laurier, l'oreille attentive.

Je chantais - et tout comme l'ambroisie
Répand ses bonnes odeurs,
C'était un cantique de gloire qui
Baigne le monde entier de splendeur.

Cela fait bien mil an
Que, de Grèce, je suis banni et chassé -
Mais c'est en Grèce que mon cœur,
Que mon cœur est demeuré.

3

Dans un accoutrement de Béguines,
Dans le manteau à bonnet
Fait d'un grossier chiffon noir,
La jeune nonne est déguisée.

Hâtivement, le long des rives du Rhin
Elle descend la grande voie
Qui mène en Hollande, et avec entrain
Elle demande à tous ceux qu'elle voit:

" N'avez-vous pas vu Apollon venir?
Il porte un manteau rouge sur les épaules,
Il chante avec charme, il joue de la lyre,
Et il est mon gracieux idole. "

Personne ne daigne lui adresser un mot,
Certains lui tournent le dos, rudement,
Certains la regardent avec un sourire idiot,
Certains soupirent : Pauvre enfant!

Cependant, par le chemin s'amène en trottinant
Un vieil homme, d'un pas mal assuré,
Le doigt en l'air, comme si calculant,
D'une voix nasillarde, on l'entend fredonner.

Il porte un sac mou en bandoulière,
Et aussi, un petit chapeau triangulaire;
Et avec un sourire sournois, un œil malin,
Il perçoit la nonne et son refrain:

" N'avez-vous pas vu Apollon venir?
Il porte un manteau rouge sur les épaules,
Il chante avec charme, il joue de la lyre,
Et il est mon gracieux idole."

Ce dernier donna comme réponse,
Pendant qu'il balançait sa tête,
Par ci, par là, et avec plaisance,
De sa barbe pointue, tirait la pointe:

Si j'ai vu Apollon?
Oh oui, et comment!
À Amsterdam, assez souvent,
Dans la synagogue des Allemands.

Là-bas, il y était chantre,
Et c'est Rabbi Faibisch qu'il se nommait,
Ce qui, en haut-allemand, se fait entendre
Apollon - Mais mon idole? Jamais!

Un manteau rouge? Je le connais bien.
De la vraie écarlate, je la connais,
Qui coûte par aune, huit florins,
Et qui n'est pas encore toute payée.

Je connais bien son père, Moïse-le-Juif
Il accomplit, comme gagne-pain
Des circoncisions, chez les Portugais.
Il coupe aussi des souverains.

Sa mère est la cousine
De mon beau-frère, et de métier,
Elle vend sur le canal des cornichons
Et des pantalons usés.

Leur fils ne leur donne pas satisfaction.
Il joue très bien à la lyre,
Mais hélas! c'est souvent le tarock et l'hombre
Qu'il joue avec le plus de plaisir.

C'est aussi un libre penseur,
Il mangea du porc, perdit sa fonction,
Et se laissa traîner, à travers le pays
Avec des comédiens maquillés, vagabonds.

Sur les échoppes, dans les foires,
Il joua le rôle d'Arlequin,
Holopherne, le roi David,
Ce dernier avec le plus d'entrain.

Car les chansons propres au roi,
Il les chanta dans la langue qui était sienne,
Tout en faisant des trémolos,
À la façon hébraïque ancienne.

D'une maison de jeu à Amsterdam, récemment
Il se pourvut de quelconques prostituées,
Et c'est maintenant, avec de pareilles muses,
Que partout, en Apollon, il se laisse traîner.

Parmi elles se trouve une grosse,
Qui piaille et grogne, d'une façon parfaite;
À cause de sa coiffure de lauriers,
On l'appelle la truie verte.


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